Woodstock 99, ou la fin d’un monde en mode chaos mercantile
Woodstock 99, ou une envie de revival à l’aube du troisième millénaire. Mais le résultat fut tout autre et le rêve se brisa. Une catastrophe noyée dans l’argent et la boue du consumérisme, de la violence et du sexisme.
Woodstock 99. Cela partait pourtant d’une belle et louable intention. Ressusciter un temps l’esprit peace an love de ces belles années 70. Woodstock 1968, et ses trois jours de paix, d’amour et de musique dans une communion totale. Un message pacifique qui se devait d’avoir un successeur dans une nouvelle époque, de nouveaux jeunes, une nouvelle musique, vers une nouvelle ère. Celle de la tolérance et de la fraternité. A la lecture de ses lignes, un frisson d’angoisse et un sourire narquoise apparaissent : l’humain est une créature faillible et prévisible. Après une première édition calamiteuse en 1994 – une coulée de boue avait menacé tout l’équilibre fragile du festival – Michael Lang, le légendaire fondateur du festival, décide d’utiliser ce credo pour continuer. A l’aube du Nu Metal, différent de la pop suintante des seventies, on aurait pu espérer un grand moment. Grand moment, le festival le fut, mais pas pour les bonnes raisons. Le sort va s’acharner sur Lang avec une rare cruauté, menant à bord désillusions, émeutes, feux incontrôlables et jeunesse déchaînée. Exit la paix, bonjour le chaos.
Au regard des signes avant-coureurs catastrophique, on aurait pu deviner un arrêt brutal de toute opportunité. Or il n’en est rien, et pire, on préfère fermer les yeux. Lang et sa bande d’acolytes ont persisté dans leur déni et encore de nos jours, n’arrivent pas à assumer leur responsabilité. Ce qui rend le ratage de Woodstock 99 plus horrible, et aussi plus fascinant. Dans l’indifférence générale, ce qui aurait du être le pinacle d’un rassemblement pro-espoir, va se transformer en désastre consumériste. Une vague de boue, d’alcool frelaté, de matières fécales balaya durablement toute volonté de manifestation pacifique.
Woodstock 99, un nouvel espoir ?
Comme cité plus haut, Woodstock eut droit à un événement bis-repetitia en 1994 afin de fêter en grandes pompes les 25 ans du festival. Déjà la volonté de faire le lien entre le passé et le présent de 1994 est illustrée par un choix musical éclectique. On note Cypres Hill et Salt-N-Pepa, le rock d »Aerosmith et de Guns’N’Roses, le métal froid de Nine Inch Nails, ainsi que la nouvelle génération pop rock comme Green Day, Cranberries, ou les Spin Doctors. Une grande rave party propose même une soirée non stop aux sons de Deee-Lite, The Orb ou encore Orbital. Conscients des problèmes du précédent Woodstock, la sécurité est renforcée : pas d’alcool (bonne blague), ni drogue (bien sûr), ni arme (pas sûr), ni resquilleur (à voir). Pourtant déjà des problèmes : U2, REM, Pearl Jam et Grateful Dead annulent leur venue, tout comme Johnny Cash, et les Rolling Stones. Le capitalisme a frappé : on place à 135 dollars le prix d’entrée, avec Haagen Dazs, Pepsi et MCI Telecom qui organisent le festival ! L’ambiance de 1994 est électrique, exit le peace and love. Les jeunes pataugent dans un brouillard et une pluie diluvienne qui durera tout le temps du festival. On commence à nager dans la boue, Trent Reznor de Nine Inch Nails fera une bataille de gadoue avec son groupe, pour calmer le jeu – on les comprend. La vase va alors tout saccager à vitesse grand V, les moshpits et les pogos sont des simulations de secouage violent.
Rogers Stevens, guitariste de Blind Melon, s’en souvient :
Il se passait des choses à l'arrière qui n'avaient rien à voir avec ce qui se passait sur la scène. On se serait cru dans Sa Majesté des Mouches. On entendait vaguement de la musique et il y avait des flaques de boue géantes avec des gens nus qui se tortillaient. Certains dansaient, d'autres...euh... faisaient d'autres "choses" !"
Bilan : près de la moitié des 350 000 spectateurs n’auront pas payé leur place, et le site fut complètement saturé en l’espace de quelques heures. La sécurité de l’événement était impossible à appliquer d’un point de vue logistique. Les glissades de boue (« mud« ) continuelle surnomme Woodstock 94 en « Mudstock« . Pourtant, le succès sera immense et le retentissement mérité pour le line-up de qualité (il faut l’admettre!). Et qui peut se targuer d’avoir eu les Red Hot Chili Peppers déguisés en ampoules ? La presse se fendra d’une phrase narquoise en comparant les deux Woodstock : « la boue du 25e anniversaire fut similaire, mais le merchandising hors de prix ne le fut pas ». Ouch. Seulement 3 morts furent à déplorer durant l’événement.
Dans cette drôle d’ambiance, Michael Lang veut quand même continuer sur cette lancée. Il est en pourparlers avec un promoteur de concerts de New Jersey, John Scher. L’idée de faire un 30e anniversaire était tentante. Déjà avant de discuter, l’idée d’un troisième Woodstock avait été jugée périlleuse (pardon?) à cause des coulées de boue et des désordre de l’édition de 1994. En 1998, ils décident d’éviter tout problème de lieu en se basant sur une base militaire de Rome, à New York. Cela était bien entendu dans l’idée de faire des économies sur les structures car pas d’échafaudage à monter. La base avait le mérite d’avoir déjà des bâtiments disponibles et de grands hangars et tentes pour abriter les concerts. Le maire de la ville, Joseph Griffo, accepte avec enthousiasme pour attirer du monde dans la région un peu moribonde et d’attirer des fonds. Une conférence de presse est lancée avec Hillary Clinton pour calmer tout le monde. La folie des grandeurs poussera même Lang à envisager une seconde antenne à Wiener Neustadt en Autriche ! Heureusement cette idée ne prendra pas corps pour des raisons évidentes de budget.
Autre changement et pas des moindres : l’argent. Le vieux nerf de la guerre ! Les places furent alors fixées à 150 dollars. Même pour un festival historique comme Woodstock, une somme pareille (l’équivalent de 260 dollars actuels) était onéreuse pour son temps. Les pertes d’argent avaient été colossales avec les deux précédents Woodstock et il était question de rentabilité, c’était le problème numéro 1. On fit appel à de nombreuses sponsors pour vendre la marque Woodstock 99, et le bon vieux vent de liberté soixante-huitard ne faisait plus que brasser de l’argent bien vert. Bien entendu, la sous-traitance utilisée par le festival, était aussi là pour optimiser les coûts. Et puis l’Amérique traversait une hausse sans précédents de profits divers, et le taux de chômage était exceptionnellement bas depuis plus d’une génération selon les économistes. On pouvait se permettre de voir un peu grand niveau argent… Autre décision, on décida de faire payer les téléspectateurs du câble la retransmission en simulcast de Woodstock 99 sur MTV, à 59,99$. Pour bénéficier d’images exclusives, d’interviews de ses artistes préférés, l’Américain de base pouvait se l’offrir depuis son canapé. Une petite révolution, tant technique que journalistique même où ce genre de retransmissions d’interviews et d’événements à l’arrache, un peu « homemade » étaient rares.
Pour la musique, Lang l’admet lui-même, il n’y connaissait que pouic en matière de nu-métal. Mais il savait que ce genre était populaire à en cette fin des années 90, les concerts (et scandales) étant nombreux, et les clips tournaient en boucle sur MTV. La chaîne était devenue le phare d’une nouvelle façon de consommer la musique avec une image jeune et branchée. Aussi, il faiiat éviter les problèmes de sécurité, comme installer un mur de 3.7 mètres de haut en contreplaqué et d’acier pour éviter les écrasement des portes des éditions précédentes. Ce « mur de la paix » sera peint de couleurs chatoyantes. 500 agents de la police de New York seront prévus pour la sécurité. En plus de deux scènes principales, les installations contenaient plusieurs petites scènes, un hangar de pour la rave party de clôture, un terrain de sport et un mini-festival de films indépendants installé dans un hangar à avions. Tout le monde sourit, malgré les craintes, les réunions sont là pour prouver que tout va se dérouler comme prévu.
Tout semble aller pour le mieux alors ?
Woodstock 99, un désastre logistique
Comme un signe avant-coureur, la bouteille de champagne d’inauguration nécessitera treize coups de trique pour la briser. Contrairement à l’édition précédente, les températures sont idéales, avec un soleil brillant et un temps idyllique. Enfin le festival commence. Sauf que déjà, les routes sont complètement saturées, faute de place pour se garer. Le mercure monte très vite à 40 degrés, transformant l’endroit en fournaise . Il faut dire qu’implanter un festival sur une base militaire faite d’asphalte et de béton n’était pas très judicieux… Autre élément problématique, les scènes étaient très éloignes l’une de l’autre. La scène Est et la scène Ouest avaient pratiquement 3.7 kilomètres de distance entre les deux, forçant les gens à marcher sous un cagnard inhumain. Le camping bon enfant du festival étant complètement saturé, cela obligeait les participants à camper sur de l’asphalte chauffé à bloc. De plus, pas grand-chose – voire, rien – pour s’abriter. Le pauvre festival de films indépendant dans le hangar à avions servira surtout à abriter une foule brûlée par le soleil. Les énormes camions des installations servaient également à s’y abriter dessous, pour fuir la chaleur volcanique, présente aussi bien de jour comme de nuit.
Sardonique, Noodles du groupe The Offspring sera impitoyable sur cette expérience :
Vous savez, il y a un terrain de festival en Allemagne qui a été littéralement construit par Hitler, et nous y avons joué un certain nombre de fois, c'était un endroit génial, très amusant. Cette base aérienne était moins accueillante qu'un endroit construit par les nazis...
L’argent, toujours lui, était roi. Mais les bourses allaient-elles vraiment suffire pour un festival comme Woodstock 99? Les prix pratiqués furent aussitôt critiqués : 12$ la part de pizza (16$ actuels), guère moins pour un sandwich, et jusqu’à 4$ (7$ actuels) pour une bouteille d’eau. Je rappelle que l’on est en 1999 ou la bouteille d’eau se vendait entre 0.65 et 0.75 centimes ! Une fortune même pour un public de jeunes blancs urbains que le festival visait. Et forcément, les vivres vinrent à manquer. Les organisateurs avaient été contraints de louer les services de nombreux sous-traitants, dont les contrats leur donnaient un contrôle total sur les prix. Résultat, les prix grimpèrent bientôt vers la fin du festival, atteignant des sommets : 12$ la bouteille d’eau ! Même l’idée d’aller au supermarché se ravitailler fut un désastre. Car les commerces de Rome et alentours furent bientôt vidés par cette marée humaine. De plus, les festivaliers étaient systématiquement fouillés à l’entrée et à la sortie, et du coup, toute nourriture extérieure était bannie pour éviter la dissimulation de drogue. Face à la raréfaction de l’eau, on cassa bientôt les canalisations, l’eau se déversa et la désagréable sensation que les choses se répètent devint réalité. Tout le festival fut submergé par de la boue. Ce qui laissa la part belle aux bains de boue, aux jets et batailles de boue, bref tout ce qui était possible de faire avec ce mélange noirâtre. Des photos légendaires circulent toujours sur Internet à ce sujet.
Encore un autre problème : les toilettes. Tout ce petit (trop grand) monde devait se soulager logiquement dans des sanitaires prévus à cet effet et se laver dans des douches. Mais ceux-ci devinrent rapidement bouchés et inutilisables. Ils débordèrent bientôt, forçant les festivaliers à faire leurs besoins… ailleurs, surtout derrière les étals de vendeurs de merchandising. Pas super pour le coup marketing. Pire encore, les excréments se déversèrent logiquement dans le sol déjà maculé de boue, de terre et d’eau des canalisations. Les produits chimiques utilisés pour tout nettoyer s’y trouvaient, et alors que tout le monde rigolait, on se retrouvait avec des cas de bouche et de pied de tranchée. Ces maladies transformerait n’importe quel jeune sain de corps et d’esprit en Poilu de la guerre de 14-18… Voyez le topo. Le comté d’Oneida avait réalisé des tests sur cette eau et des traces d’E.coli et de bactéries dangereuses s’y trouvaient…. les poubelles débordèrent à leur tour, et les festivaliers en profitèrent pour y taper dessus ou les rouler sur le terrain, histoire de rejeter une colère qui augmentait chaque jour. Les éboueurs avaient déserté l’endroit, visiblement déchantés par les montagnes d’immondices qui se trouvaient au sol, et on les comprend.
Même question sécurité, c’était la chienlit. Finalement Lang décida de faire une économie substantielle en créant une « Peace Patrol ». Officiellement, des bénévoles zélés et formés recrutés par intérim pour gérer les conflits sans heurts. Officieusement, c’était surtout des jeunes et ados sans expérience à qui on avait fait signer un vague papelard et donné un tee-shirt qui leur permettait de faire ce qu’ils voulaient, et pas que des bonnes choses. La désorganisation avait fait que ces jeunes n’étaient pas franchement emballés par la montage de boulot qui les attendait. Certains échangèrent même leur précieux t-shirt contre 200 à 500 dollars et quantité de drogue et d’alcool. D’autres en profitèrent pour laisser exploser leur bas-instincts : agressions sexuelles, combats payants, trafic de drogue. Ce qui n’arrangeait guère l’ambiance, déjà électrique en raison du manque de nourriture, d’eau potable, de toilettes et de confort. Ajoutez à cela des prix prohibitifs et quantité de substances illicites et le cocktail allait s’avérer explosif. Il suffit de voir cette compilation Youtube pour comprendre que l’atmosphère n’était pas aussi peace and love qu’on le pensait.
Et la musique dans tout ça ?
Musique partout, respect nulle part
Comme cité plus haut et malgré ce désastre de santé publique, Woodstock 99 possédait un line-up incroyable. Pour l’époque, c’était la Rolls Royce de ce que le jeune de l’époque écoutant, du rap hardcore (Ice Cube), à la pop délicate (Sheryl Crown) en passant par le nu métal bourrin (Limp Bizkit), l’électro british (Chemical Brothers) ou le funk des anciens (James Brown). Mais même dans ce domaine, Woodstock 99 restera dans les annales comme le « festival ou la musique est morte » . Malgré d’excellentes performances, on note de trop nombreux problèmes en raison de l’organisation pourrie du festival. James Brown réclama plus d’argent pour monter sur scène à peine deux minutes avant de commencer son show. Kid Rock se déguisa en « mac » stéréotypé noir avec force blagues douteuses. Sheryl Crown se verra jeter de l’excrément durant une chanson et on ne cessera de lui demander de montrer ses seins. Elle se remémorera l’expérience en 2019 comme l’une des pires performances de sa carrière. On jeta une bouteille de bière à la figure de Dexter Holland, chanteur de The Offspring qui observa et condamna les nombreux attouchements dont étaient victimes ses fans féminines. Insane Clown Posse scotcha des billets des 100 dollars sur des ballons de plage à lancer au public pour se moquer des prix exorbitants du festival, provoquant des disputes violentes. Le concert de Korn le vendredi n’arrangea rien, la foule devenant de plus en plus incontrôlable et violente. Jonathan Davis, le chanteur du groupe, dut même être mis sous assistance respiratoire à cause de la chaleur.. Gavin Rossdale de Bush souffrit même d’anxiété et d’angoisse à l’idée de jouer, c’est dire. Et on ne peut que compatir à cette peur logique. Encore une erreur de programmation puisque selon les dires de Jonathan Davis, il aurait fallu mettre plus de moment de respiration entre les groupes pour éviter que cela ne parte en cacahuète. Par chance, les mélodies de Bush finirent par calmer la foule, pour un temps.
Mais le festival n’était pas encore fini.
On le comprit assez vite, le respect était mort. Les festivaliers, épuisés par tous les problèmes de l’organisation, avaient depuis longtemps pété les plombs. Les prix exorbitants avaient forcé les gens à s’hydrater à la mauvaise bière, à se rouler dans la boue et dormir en bas d’un camion pour fuir le cagnard. Les comportements problématiques avaient empiré dans la seconde moitié du festival et les incidents, nombreux, furent reportés. On ne comptait plus les actes de vandalisme, les sorties de route et les nombreuses agressions sexuelles. Et en prime time, devant des téléspectateurs médusés ayant payé leur pass pour voir ce spectacle. MTV en fit les frais. Engagée pour couvrir largement le festival, la chaîne comprit vite l’environnement se détériorait. Les festivaliers devenaient de plus en plus hostiles envers les présentateurs de MTV. Carson Daly (le beau gosse de Total Request Live, souvenirs!) se souvient d’avoir été fréquemment la cible de bouteilles, de pierres et de piles de détritus alors qu’il couvrait le festival. Il notait que les cadres de MTV avaient publié une déclaration à l’intention de leur personnel sur place indiquant que Viacom, la société mère de la chaîne, ne pouvait plus garantir leur sécurité. Cela en dit long sur la question de l’ambiance et de la sécurité globales de Woodstock 99, pourtant vanté comme une célébration du peace and love…
L’époque avait changé, c’était sûr. Les rejetons des hippies de 1969 n’avaient plus rien à voir avec leurs darons aux marguerites dans les cheveux. Une culture du sale, de la violence de toute sorte avait explosé en Amérique, sans que personne ne s’en émeuve. On est en pleine affaire Monica Lewinski, le métal, le rap hardcore et ses comportements dangereux étaient la norme, la masculinité toxique explosait, l’époque était dure, violente et sans concession. La fusillade du lycée de Columbine ne datait que de deux mois auparavant. Autant dire que le climat n’était franchement pas propice à la paix et la méditation. Toute la musique du monde ne pouvait donc calmer cette soif de vengeance.
Le débordement n’allait pas tarder à arriver.
C’est l’heure de Limp Bizkit d’entrer sur scène. Auparavant, Alanis Morissette avait essuyé une profonde apathie de la part de la foule et des commentaires désagréables. Ambiance. Dès que la musique retentit, on se rend compte de la catastrophe qui se prépare. La foule s’agite très violemment en moshpits et pogos dévastateurs. Les structures finissent par casser face à ce vacarme, causant des blessés. Fred Durst, pas le couteau le plus affûté du tiroir, comprend que la situation est désespérée. Répétant comme les précédents les consignes de sécurité, il décide de foncer dans le tas et chante « Break Stuff ». Littérament « casser des trucs », un ordre donné aux festivaliers de se libérer. Il n’aura fallu qu’une demi-seconde pour que toute la rage explose enfin. Le contreplaqué de la clôture s’arrache par petites morceaux. Cela menace l’équilibre des scènes et forcent les techniciens à battre en retraite et coller un panneau « The Alamo » en bas de leurs bureaux ! Conscients de l’horreur, les organisateurs coupent le micro de Durst et une marée de médecins vient s’occuper des blessés et des gens bousculés sur le sol. « Nookie » retentit et c’est le drame. Durst, décidément très intelligent, demande aux fans de « surfer » littéralement sur les morceaux de contreplaqué pour ajouter certainement plus de « peps ». Malgré les pleurs de la sécurité, il avait ordonné aux fans de faire ce qu’il demandait. Le spectacle était piteux à voir.
"Il est temps d'aller au fond de soi, de prendre toute cette énergie négative et de la faire sortir de ton putain de système. Vous avez des problèmes de filles ? Des problèmes de garçons ? Des problèmes de parents ? Des problèmes de patron ? Tu as des problèmes de travail ? Tu as un problème avec moi ? Tu as un problème avec toi-même ? Il est temps de prendre toute cette énergie négative et de l'évacuer !"
Des morceaux énormes de contreplaqué avaient dangereusement glissés sur scène, en haut des têtes, partout. Comme le signe d’un festival qui part littéralement en morceaux. Bien des années plus tard, à l’élaboration des documentaires sur Woodstock 99, chacun se renverra la balle. Durst affirmera que calmer 300 000 personnes était impossible et qu’aucune chanson n’aurait pu faire cela. La timide défense de la part de ce dernier est d’avoir voulu créer du spectacle et d’exorciser une colère lancinante du public. Une excuse hors de propos quand on sait que la sécurité a affirmé à Durst pendant le concert que des bâtiments avaient été littéralement arrachés… Trent Reznor, jamais avare d’un bon mot, affirma dans une interview à Rolling Stone en octobre 1999 à ce sujet « Fred Durst peut surfer sur un morceau de contreplaqué dans mon cul ». Rire jaune.
La rave party du samedi était sensée calmer les esprits, mais rien ne put tranquilliser une foule de plus en plus incontrôlable. Censée être une sorte de rupture par rapport à la scène principale, la tente de la rave fut le théâtre de violences accrues et d’agressions sexuelles. Fatboy Slim, pourtant heureux de performer tout comme Moby, dut faire face à un accident. Un homme apparemment en état d’ébriété a volé et conduit un camion de maintenance dans le hangar de la rave à travers la foule. Par chance, aucun blessé mais un viol d’une jeune fille de 15 ans fut rapportée. Conscient du drame produit, le staff de Fatboy Slim supplia l’artiste d’arrêter sa performance et de partir illico presto pour éviter un autre drame. Après plusieurs jets de bouteille et d’examen de conscience, il affirma à la foule dense que son show était terminé. Lui et son équipe repartirent en jet jusqu’à l’aéroport où ils dormirent avant de rentrer en Angleterre le lendemain au matin…
En conclusion, le moment le plus pénible du festival avait été passé, pensèrent naïvement les organisateurs. Mais vous le savez, la bonne vieille loi de Murphy allait se pointer d’un moment à l’autre. En cette terrible nuit du dimanche 25 juillet, clôture du festival, Woodstock 99 allait entrer dans la légende du désastre total.
Apothéose dans les flammes de l’Enfer
Dans ce line-up sans queue ni tête, subsistait un espoir de calme après la tempête. Mais le mal semblait déjà fait. Jewel, gentille chanteuse de l’Utah populaire à l’époque, fut chargée de calmer le flot… mais le spectacle selon ses dires n’était pas brillant. La foule s’était vidée de sa substance, laissant place à une fatigue nerveuse et un épuisement physique importants. Après quelques chansons (et quelques insultes et jets divers), elle repartit manu-militari dans son bus de tournée et fuya le lieu bien vite. Les groupes Creed, Sevendust, et Godsmack se plaignèrent de jets de bouteille et d’autres… projectiles et d’insultes. Ils furent obligés d’être escortés par des agents de sécurité pour éviter les troubles.
Le dimanche soir arriva enfin. Sur la scène ouest performait les Red Hot Chili Peppers avec un Flea nu derrière sa guitare, et sur la scène est jouait Megadeth. Et certainement la pire idée de l’univers fit son entrée. Pour commémorer les victimes des tueries de Columbine survenu en avril 1999, le groupe d’activistes PAX voulut faire un geste spécial. Des bougies furent distribuées sur le stand de l’association pour faire une veillée commémorative. Dans un tel climat d’agressivité, c’était l’ultime geste qui allait mettre le feu aux poudres. Les autorités locales n’avaient bien entendu pas été concertées à ce sujet, et ce qui devait arriver arriva. Le brasier fut immense, alimenté par les morceaux de contreplaqué et les déchets éparpillés au sol. La principale tour audio avait pris feu. Même les pompiers ne purent régler ce problème, en raison du danger de la foule. Des spectateurs aguerris avaient grimpé la tour audio pour la brûler et celle-ci s’effondra sur le terrain. Heureusement personne ne fut blessé ni tué par cette chute improbable.
Dans un dernier sursaut de désespoir, le maire de Rome lui même supplia de faire revenir les Red Hot sur la scène pour calmer le chaos. On pourrait avoir de la peine pour eux, si leur choix de chansons avait été plus judicieux. En effet, ils décidèrent dans ce chaos total de reprendre « Fire » de Jimi Hendrix pour commémorer le Woodstock de 1968. Peine perdue, la violence s’était élevée bien haut dans les cieux avec ce feu sacrificiel, symbole d’un festival qui part en fumée. Le chanteur Antony Kiedis se feignit d’un commentaire ironique « Putain de merde ! C’est, euh, Apocalypse Now là dehors! » tout en constatant l’ambiance mauvaise de ses fans vers la scène. Ses pensées sur cette conclusion violente et enflammée sont sans équivoque.
Il était clair que cette situation n'avait plus rien à voir avec Woodstock. Ce n'était pas un symbole de paix et d'amour, mais de cupidité et d'argent.
Des rumeurs circulaient sur une surprise pour clore le festival. Un concert secret avec Michael Jackson, Prince et les Rolling Stones était en fait tombé à l’eau, et remplacé par un show minable de lasers et des images de Jimi Hendrix. La rave party de clôture avait aussi été annulée dans la foulée. Enhardis par la trahison et les flammes de l’Enfer, le festival vécut ses dernières heures dans une apothéose de violence larvée, de structures brûlées, de feux destructeurs. Comme possédés, les participants dansaient en cercle autour de ces feux. À la recherche de combustible supplémentaire, certains ont arraché des panneaux de contreplaqué du « mur de la paix », censé être inviolable, qui clôturait l’enceinte du festival. Des distributeurs automatiques ATM avaient été renversés et forcés. Au total, environ 22 000 dollars ont été dérobés. Des remorques remplies de vêtements, de nourriture et de matériel avaient été cambriolées dans des mouvements de foule effrayants à voir. De nombreux stands de vendeurs ou tentes abandonnés avaient été retournés et incendiés. Plus de « Peace Patrol » qui traînent, tous les membres, effrayés, s’étaient enfuis pour sauver leur peau.
La délivrance arriva bientôt. À 23 h 45 exactement, les forces de l’ordre composées de 500 à 700 agents de la police de l’État de New York, et de la police locale arrivèrent. La plupart d’entre eux étaient bien mieux équipés que la « Peace Patrol » de pacotille, avec du matériel anti-émeute. Dans un souci d’ordre, la police repoussa la foule vers le nord-ouest, loin de la scène située à l’extrémité est de l’aérodrome. Mais de nombreux festivaliers de la foule ont opposé une certaine résistance et se sont dispersés vers le terrain de camping et l’entrée principale. Ce « mouvement » anti-émeute avait permis de fatiguer un bon nombre des jeunes dans la foule et de les retrancher vers des zones plus sûres. Pour ce qui est des incendies, ils ne seront maîtrisés que bien après le lever du soleil.
Dans un paysage apocalyptique, l’asphalte et le béton avaient signé leur arrêt de mort. Sur cette montagne de déchets, d’immondices, et de douleur de fan trahi, les flammes avaient tout avalé, ne laissant que la lassitude et l’harassement. Woodstock 99 avait rendu l’âme, enfin.
Woodstock 99, la fin d’une époque
En 2021, Rolling Stones fait un article commémoratif de Woodstock 99, en affirmant que ce festival fut « le jour où les années 1990 se sont éteintes ». Cela en dit long sur ce que le festival a légué et apporté. On pourrait parler de ce qui avait été dit plus tôt : catastrophe logistique, désastre social, cafouillage musical, feu de l’enfer comme clôture. Cela suffit à effrayer n’importe qui.
C’est certains, plusieurs choses importantes sont à expliquer pour comprendre pourquoi une bonne idée avait été si sauvagement brisée. L’époque n’était plus franchement à la méditation et à la concertation pacifique. C’était un fait. On vivait la fin du grunge, avec ses remises en cause de sexe, de genre et de violence. Kurt Cobain s’était même produit en robe sur scène et s’était longuement confié sur le sexisme dans le milieu du rock, une première. Les Riot grrrls faisaient une percée timide mais prometteuse. Les Beastie Boys s’excusaient même publiquement de leurs paroles misogynes et Ad-Rock avait demandé à l’industrie de remédier à son sexisme ambiant. Mais à la fin des années 90, on observa un dangereux glissement vers le trash et l’agressivité, et les promesses furent vite oubliées. Les groupes de rap et de rock hardcore explosaient à la télévision et à la radio et les bons vieux clichés devinrent la norme. Les tueries de masse avaient déserté le peu d’espérance d’une jeunesse pacifique. Les scandales sexuels de Bill Clinton et la popularité de la franchise « Girls Gone Wild » sur MTV banalisaient un sexisme et des comportements problématiques sans retenue. Pas étonnant qu’une telle jeunesse ait évolué et s’était éloignée du féminisme première génération de leurs parents, découvert… en 1968. Un miroir déformant d’une génération sans repères, qui casse tout, pille tout et tripote sans la moindre faiblesse. C’était donc ça, ce triste spectacle d’une jeunesse majoritairement blanche, biberonnée à la culture WASP dominante riche, sexiste, machiste et dure, qui avait enterré un festival plein de bonnes intentions.
De bonnes intentions, Lang en débordait, mais la réalité fut tout autre. Bâtir sur des rêves est le meilleur moyen de se planter, Woodstock 99 en est la preuve. Le lieu n’était pas adapté à un tel festival, surtout par des températures caniculaires. L’estimation du public non plus, compte tenu du manque de vivres et de confort. L’idée d’une « Peace Patrol » était condamnée à l’avance, car la sécurité est un gros poste de dépense à ne pas négliger. Les prix exagérément élevés, même pour des WASP aisés, étaient la preuve que le capitalisme et la surconsommation avaient définitivement emporté l’esprit 70’s libertaire et égalitaire. Quand on sait que 60% des festivaliers souffraient de déshydratations et de blessures diverses, on comprend que la logique commerciale était perdue d’avance… Trois morts furent à déplorer durant cette sinistre période : David DeRosia, décédé d’hypothermie durant le concert de Metallica, un homme de 44 ans ayant subi un arrêt cardiaque le vendredi et Tara Weaver, une femme de 28 ans écrasée par une voiture.
Même côté musique, pourtant le coeur du festival, Woodstock 99 ne brilla pas pour son intelligence. Si son line-up était de qualité, le déroulement de celui-ci manquait clairement de logique. La programmation, trop brouillonne et axée sur des groupes agressifs, avait lessivé un public prêt à tout casser. Les rares moments de détente, peu inclus dans la timeline, n’avaient pas réussi à calmer les esprits. Sheryl Crow, l’actrice Rosie Perez, Alanis Morrisette et Jewel avaient essuyé des critiques négatives tout au long de leurs prestations avec force commentaires sexistes, une attitude révoltante. Pas mieux du côté des musiciens hommes, victimes d’insultes et de jets de détritus en tout genre. Le respect n’avait plus cour nulle part. Certains observateurs déclarèrent, bien des années plus tard, que ce fut une période honteuse pour le nu-metal, et la cause indirecte de sa mauvaise image auprès des médias.
MTV fut également critiqué. La chaîne, dopée à des programmes de plus en plus vulgaires (« Jackass« , « The Grind« , « Girls Gone Wild« ), s’était surtout concentrée sur des femmes seins nus avec publication de leurs photos et vidéos, le tout sans autorisation. Pire même, elle était accusée d’entretenir une sorte d’hypocrisie sur leur changement musical afin de capter une audience plus jeune. La chaîne rock’n’roll des débuts avait laissé place à des boys bands commerciaux et de la musique pour ados, de quoi faire hérisser le puriste. Le chanteur d’Offspring fit même installer sur scène des effigies des Backstreet Boys avant de les défoncer à coups de batte de base-ball devant un public hilare. Rire jaune. Des témoignages contradictoires existent toujours aujourd’hui sur la responsabilité de telles images. Lang accusera MTV de sensationnalisme, tandis que la chaîne rétorquera qu’elle n’avait filmé que ce que ses journalistes avaient vécu. Des différends irréconciliables.
Mais le pire, c’est que personne ne semble, au vu des réactions, porter le fardeau sur ses épaules. Compréhensif, tant le sujet est lourd à endosser. Michael Lang & John Scher semblent accuser tout le monde, sauf eux. Le premier était clair sur ce point : faire du profit. A ce sujet aucun problème, car le festival engrangera malgré les soucis plus de 29 millions de dollars. Cela aura au moins permis une surfréquentation de Rome de 200 000 personnes pendant un week-end et beaucoup de choses positives. Mais à quel prix. Sur la question de la sécurité, tout le monde était unanime pour dire que rogner de l’argent dessus était un suicide collectif, mais encore une fois Lang minimisait les faits en affirmant que les mouvements d’agitations étaient « marginaux ». Second rire jaune quand on voit les images, plus vraies que nature (tout de même!) sur cette marée humaine incontrôlable, démoniaque, prête à tout brûler pour un bouteille d’eau à 4$ !!
Ironie du sort, quelques mois plus tard commençait la première édition de Coachella. Les coûts d’assurance de Goldenvoice ont augmenté de 40 % en conséquence et la société a dû faire face à l’incertitude concernant les billets de ce nouveau festival. Effrayés par Woodstock 99, les organisateurs firent encore plus d’efforts pour éviter les mêmes erreurs. Le lieu avait été choisi avec soin et la météo était parfaite. On redoubla d’effort pour insister sur le confort du festival : fontaines d’eau gratuites, toilettes spacieuses et tentes de brumisation. Le line-up fut plus éclectique et moins agressif, la sécurité était stricte, on mit en place un parking gratuit et des bouteilles d’eau étaient offertes à tous les festivaliers. De plus, ceux-ci pouvaient en payant plus s’octroyer des privilèges. Pour une somme plus ou moins élevée il avait accès à des espaces VIP, des contreparties, une zone spéciale, etc. Woodstock 99 fut donc le dernier festival de musique où tout le monde fut logé à la même enseigne. En vue de ce que cela avait généré auparavant, c’était peut-être un mal pour un bien.
Chaotique, sauvage, excessif, brutal et foireux, Woodstock 99 est une mauvaise expérience, une mauvaise publicité et une très mauvaise période pour la musique des années 90. Le festival enterra une bonne fois pour toutes tous les rêves d’amour et de naïve communion pour devenir le brouillon informe d’un festival vaincu par ses désillusions et son profit. Entre 1969 et 1999, c’était donc un gouffre de foutre et d’argent qui avait tout englouti sans la moindre faiblesse. Une conclusion d’une terrifiante vérité. Le Fyre Festival, lui, avait eu au moins le mérite d’avoir été annulé au dernier moment, privant les gens de trois longs jours d’un supplice éternel.
Toutefois sur ce tas de fumier, émergèrent la forme moderne et plus malléable du festival actuel. Lollapalooza, Coachella bien sûr, Tomorrowland ou encore le Hellfest lui doivent une fière chandelle…
Pour aller plus loin :
Woodstock 99 : Peace, Love, and Rage
Réalisation : Garret Price | Année : 2021
Complément intéressant au documentaire de Netflix, car il insiste bien plus sur les questions politiques et la responsabilité à engendrer de tels problèmes. On apprécie le montage dynamique, les prises de position parfois vacillantes, la franchise désarmante des camps qui s’affrontent.. On parle longuement d’une époque violente, où l’amour a disparu et où subsiste l’égoïsme et le laisser-aller d’une jeune génération. Sur ce point le documentaire est important. Les mécanismes de violence et d’agressions sont plutôt bien expliqués, tout en mettant en avant la difficile question de la responsabilité de chacun. Les médias et leur sensationnalisme? Les organisateurs et leurs rêves impossibles à compiler ? Les festivaliers, victimes ou bourreaux d’une époque violente ? Lang VS MTV, John Scher VS le monde, bref tout ce monde se tire à balles réelles. Pour info, Lang décèda du cancer quelques mois avant le documentaire, alors qu’un Woodstock 50 avait été suggéré… Heureusement il n’eut pas lieu !
Chaos d’Anthologie, Woodstock ’99
Réalisation : Jamie Crawford | Année : 2022
Un sacré moment d’histoire sous la forme d’une mini-série d’une accablante sincérité. Ordures, boue, haine compacte et nudité gratuite sont à l’ordre du jour. Dans ce documentaire on assiste effaré à un festival de l’horreur parlant plus de consumérisme que de musique. On ne comprend que trop bien les nombreux soucis d’infrastructures aussi basiques que l’eau et les sanitaires. Et de ce fait, qu’une colère larvée ait pu exploser aussi facilement. On s’interroge vraiment sur le choix plus qu’étrange de groupes de rock et de nu metal durant un événement vantant le flower power? Et c’est complètement abasourdi que l’on voit l’après festival, avec une marée de déchets blanchâtres et de tôle brulée comme symbole d’un rassemblement ayant mal tourné. Rien n’est omis et on se plaît à regarder les intervenants expliquer les raisons d’un tel carnage. Mention spécial à Michael Lang, champion toute catégories de la fuite de responsabilité…
Laisser un commentaire