« Moon Safari » d’Air – 25 ans dans la jungle lunaire
Moon Safari d’Air a 25 ans. Son aspect innocent et léger, sa « french touch », n’avait à priori aucune chance de s’imposer comme classique. Mais sa mélodie entêtante et sa douceur mélancolique allait pourtant changer la face de l’électro française à jamais. Un album majeur.
Moon Safari d’Air a 25 ans ans, et ce qui va suivre est difficile à imaginer. Voyez deux Versaillais lâchés dans la lune, voyageant parmi les cratères et les OVNI. On les voit à bord d’une fusée à la « mystery machine » de Scooby Doo, croisant peluches de singe tristes, songes en noir et blanc et mélodies stellaires. Ajoutez à cela des claviers enlevés et de légers chants entonnés avec un anglais approximatif planants comme un rêve. Une petite graine française grosse comme une tête d’épingle allait donner une sérieuse leçon de musique. Le parti pris du groupe Air ? Faire parler ses sentiments, sa sensibilité et composer avec des mélodies brinquebalantes pour en soutirer toute la grâce et la douceur.
Qui diable aurait parié un penny sur un tel disque ? Les références lorgnent plutôt vers les anciens, comme Jean Michel Jarre ou François de Roubaix, que par les refrains de Kurt Cobain ou l’eurodance de stade de foot… On parle français, parfois anglais, de femme d’argent, de mecs sexy ou bien d’enfants nés d’une étoile. Pas vraiment le refrain type de Britney Spears. Et pourtant, contre toute attente, cet album allait tout casser par sa sincérité franche. Le clip, en rotation constante sur MTV, réalisé par Mike Mills, allait faire date, tout comme son graphisme doux d’aquarelle sur la jaquette du disque. Les chansons allaient devenir progressivement des classiques. Le duo Nicolas Godin et Jean-Benoît Dunckel, allaient arborer leurs frimousses fatiguées par le jetlag sur tous les plateaux de télé du monde. Le groupe avait réussi, contre toute attente, à prouver que l’on pouvait faire du grand et du beau avec pas grand-chose.
Il aura suffi d’un peu d’ingéniosité, de volonté, d’un peu de marketing (quand même), d’un Moog fatigué pour créer une véritable ballade tutoyant au détour d’un son le merveilleux. Une véritable épopée lunaire, vieille de 25 ans déjà.
Préparation de la navette
En 1998, la musique en France ressemble à un joyeux bordel. Les Lacs du Connemara ont fait place au nouveau son de Manaaaau, et à quelques rythmes d’eurodance en fin de vie. Pour les plus téméraires et les plus pointus, on préférera s’enorguellir de Fatboy Slim, des Masters At Work ou bien de Prodigy ou des Chemical Brothers qui cassent tout en Angleterre. On glorifie Daft Punk, Cassius dans les boîtes branchées parisiennes et on se surprend à apprécier Ray of Light de Madonna.
Troquant ses délires sexuels pour de la spiritualité, cet album produit par William Orbit prouve qu’on peut utiliser l’électro à bon escient. Mais l’écart de vision entre deux univers était très marqué : d’un côté une techno assourdissante versant vers le commercial, d’un autre côté des délires psychédéliques appréciables mais toujours rapides. Et la lenteur dans tout cela ? C’est dans un paysage électronique toujours bouillonnant, que des Versailles allaient retenir la leçon, à leur manière. Aussi dur que le climat était, le rêve était de mise, on pouvait songer à un meilleur avenir, à une meilleure musique, à planer pour un futur plus radieux.
Les Daft Punk se trouvaient en bas de chez nous, à Paris, et nous pouvions presque entendre la musique qu'ils faisaient lorsque nous ouvrions la fenêtre pendant les sessions de groupe. C'était la fin des années 1990, et Paris avait soudainement cette incroyable scène de musique électronique.
Le duo à l’époque, n’était pas encore flamboyant. Dunckel jouait du piano dans des bars misérables avec un enfant et une épouse à nourrir. Godin était dans des études d’architecture. Il continue de jouer sur ses instruments, au risque d’embêter les voisins avec son piano Fender Rhodes. Le duo sort en 1997 « Premiers Symptômes » sur le jeune label Source, un recueil de chansons de leur cru, avec Alex Gopher en prime. Si l’album ne provoque ni l’hystérie des fans ni de grosses ventes (70 000 exemplaires vendus), il a le mérite de se faire remarquer. Plus qu’un « vrai » disque, on assiste à un brouillon court, imparfait d’un Moon Safari préparant son chemin vers les étoiles. Doux, planant, mélancolique, d’une rare élégance, Premiers Symptômes est un disque qui résume déjà un talent fou de la part du duo versaillais.
La suite ne se fera pas attendre. Un beau soir de 1998, on laisse à Godin une basse Höfner des années 60, la même basse ayant servi à Paul McCartney pour les Beatles. Branchée à un ampli, elle délivre un son exquis, sec et cool selon les dires de Godin. Après avoir joué un riff à Dunckel, celui-ci lâche un « sexy boy » de nulle part. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le single « Sexy Boy » était né. La préparation d’une navette spatiale demande du temps, de la patience et des efforts, exactement l’état d’esprit du duo à l’époque. Dans une époque prompte aux disques jetables, Air préférait faire les choses en temps et en heure. Alors qu’ils enregistrent les nouveaux morceaux dans l’appartement de Godin à Montmartre, la pression monte.
Pour respirer, le duo part enregistrer dans un ancien studio situé au milieu de la forêt de Saint-Nom-la-Bretèche dans les Yvelines. Puis, il continue l’enregistrement à Paris, mixer l’ensemble par leur ingénieur son Stéphane « Alf » Briat au studio Plus XXX. On doit à ce grand homme le mixage de la musique d’Axelle Red, Depeche Mode, ou encore Phoenix. Puis, l’album se termine dans les deux dernières semaines au studio Gang. L’album est prêt à s’envoler vers de nouveaux cieux.
Décollage immédiat
L’enregistrement est la quintessence de ce qui fera le bon goût de Moon Safari de Air. Sons moelleux, francs, doux et d’une élégance rare, on y entend des hommages vibrants à Burt Bacharach, François de Roubaix, Jean-Jacques Penney. Les envolées lyriques d’Enio Morricone croisent au détour d’un astéroïde Gainsbourg ou Kraftwerk.
Dans cette ballade numérique sur fond de cosmos, les voix du duo, en anglais un peu foiré, planent. Chaque son frappe par sa maîtrise. La Femme d’Argent est d’une classe folle, rappelant la France des Trente Glorieuses, avec ses architectures futuristes, ses désirs d’évasion spatiale, et ses promesses d’une meilleure humanité. Une ouverture de disque en or massif. La glorieuse Fender Rhodes à la ligne de basse sensuelle s’accompagne merveilleusement du Moog.
Que dire de Sexy Boy, le méga-hit de Moon Safari d’Air ? Cette chanson intervient presque comme une apparition, avec ses sonorités étranges, à la fois prenantes et repoussantes, avec cette batterie parfaite exécutée par Géraud Bois aka Marlon (collaborateur de Julien Leclerc, M et Sinclair). Et que dire de l’aspect graphique du clip ? Une pépite pop ! Les collages de dessins d’aquarelle de Mike Mills font merveille. S’ajoutent à cela des saynètes drôles en noir et blanc où l’on voit un duo déambuler dans New York en habit d’explorateur. Si l’on peut dire que ce genre de design était original pour l’époque, il garde aujourd’hui une image surannée délicieusement kitsch.
On découvre avec amusement les paroles chantées avec naïveté par Dunckel, vantant l’homme parfait, « beau comme un dieu ». Ironique, le duo avouait à l’époque, mi-agacé, mi-souriant, qu’ils avaient du mal à « pécho ». Vrilles de la Fender Rhodes, lignes de basse sautillantes et crochets vocaux sensuels mais ludiques, le tout tissé dans une texture aussi fine et luxueuse que la mousseline.
Puis au milieu de tout cela, la voix pure et sensuelle d’une certaine Beth Hirsch, américaine, vivant à Paris non loin de Dunckel. C’est tout naturellement qu’elle se voit proposer de chanter pour eux. En anglais. A une époque ou ce n’était pas du tout à la mode. Je rappelle que la mode à à ce moment, c’était de chanter français le plus faux possible et de faire de la musique de supermarché. Ou bien de ressembler à Sacha Distel pour les plus chanceux… mais je disgresse. Hirsch sera la grande prêtresse de la cérémonie.
Elle ravit les coeurs de sa voix chamarrée sur le mirifique « All I Need« , splendide ballade folk au rythme languissant. Le clip également réalisé par Mike Mills, parle de l’amour, de la douceur et des femmes. On voit, enveloppé dans une ambiance cotonneuse, un jeune couple fou d’amour passionné de skate. Ils s’aiment, ils parlent de leur passion, avec des passages plus mélancoliques sur fond de soleil couchant californien. Un véritable bonheur visuel et auditif qu’il est difficile de détester. Même si des touches de léger chagrin teintent l’air, à en juger la fin du morceau. L’on glisse vers un sentiment plus dur à cerner : tristesse, introspection, joie si forte qu’il est compliqué de la décrire? Difficile à dire.
Donc, L’alunissage sur l’astre légendaire n’est pas prêt de s’arrêter avec Kelly Watch The Stars. On est dans un autre dimension, accentuées par des envolées de Moog inspirées venant d’un autre univers. La voix vocodée de Godin sur la chanson, rappelle les expérimentations de Stevie Wonder avec la talk-box des années 80. On note des scintillations distincts, avec des éclats d’étoile perdus dans le ciel infini. L’envolée lyrique d’un tel titre est évidente, et la redescente n’est pas encore pour tout de suite. Cependant, Le duo se permet d’ajouter ici des halos de son provenant d’un alien ou bien des pédales fatiguées pour ajouter une touche d’étrangeté à l’ensemble. Enfin, Talisman est lui, plus introspectif, plus « terre-à-terre » à première vue mais offre une respiration bienvenue à ce shoot lunaire.
Exploration de la vie sélénite
Si Air avait une passion pour les annéees 70, elle n’aurait pas pu être plus évidente pour des titres comme Remember. Souviens-toi ce jour là toi et moi, est une catch-phrase d’une folle simplicité. Cela parle de quelque chose, de diffus encore. Chez Air, on aime le mystère… de quoi parle-t-on au juste? D’amour fou? d’amitié sincère? ou bien d’un rappel à l’ordre? On peut pencher pour le positif, étant donné l’atmosphère passionnée de la chanson. You Make It Easy, chantée avec brio par Beth Hirsch. Il est un questionnements en suspens « Je ne suis jamais venu ici, et toi ?/Tu me souries en guise de réponse/Tu m’as donné la chance/D’être soutenu et compris« . Le tout sur une rythmique, simple, si simple et si évidente. Avec en prime une fin en apothéose, rappelant les films musicaux des années 70. On l’aura compris, Moon Safari est un disque sur l’Amour avec un grand A : filial, platonique, charnel, ou même non-réciproque.
Le phare dans la nuit Ce Matin Là apparaît alors. La chanson fut utilisée dans Virgin Suicides dans une scène onirique où les jeunes filles du film apparaissent en créatures irréelles. Plus irréel encore ces trompettes qui éclatent dans la ballade, avec une nostalgie étrange. Et enfin l’harmonica, qui nous fait penser à la BO d’une film documentaire sur une faune sauvage inexplorée. Ou bien sur un film sur de grands espaces (américains? européens? d’ailleurs). Les susurrements de Dunckel nous rappellent à l’ordre. Le shot de mélancolie qu’est New Star In The Sky, est d’une beauté et d’une tristesse insondable, foudroyante.
D’une beauté éclatante, presque insubmersible. L’on parle de cette croyance populaire que lorsqu’un bébé naît, une étoile apparaît dans le ciel. Un bel hommage à Solal, nouveau-né de Dunckel. On parle alors de naissance, dans un paysage indéfini, ou le monde n’est réduit qu’à cet enfant qui représente une quintessence.
L’on termine cette exploration de la vie humaine et sélénite avec un dernier voyage, celui de Pénélope. Une référence peut-être à la femme d’Ulysse, attendant son jules revenu des confins de la mythologie? Elle aurait droit aussi à un voyage bien à elle. Les lunes et les comètes s’entrechoquent dans un entre-soi fracassant. Le piano de Dunckel devient erratique pendant un temps puis tout redevient sérieux, à la sauce Motown. Le Moog en roue libre crachote ses dernières forces. Le voyage interstellaire touche à sa fin.
Retour joyeux sur Terre
Moon Safari d’Air fait partie de ces disques qui ne connaissent pas de vieillissement cutané, au fur et à mesure que le temps s’écoule. Se replonger dedans, c’est se replonger dans cette effervescence des années 90, où la musique électronique française explosait et tout était possible. C’est aussi comprendre qu’un bon disque peut très bien être réalisé par trois bouts de ficelle et un peu d’huile de coude, et beaucoup de volonté. On pourra dire que le marketing aura lui aussi joué un rôle mais a-t-il était peu présent au final? Ce qui comptait, c’était au final cette incroyable générosité, cette franchise désarmante et cette douceur de vivre.
Dans un monde aussi violent et complexe que le nôtre, un peu de sensualité ne faisait pas de mal. Les auditeurs, eux, l’ont bien compris. C’est ce mélange des genres détonnant, ce constant voyage entre mélodies seventies et synthétiseurs futuristes qui a propulsé Moon Safari en orbite. Notons encore que le disque n’a pas été un gros et long processus à réaliser, mais bien deux potes qui s’installent pendant quatre mois dans une chambre du 18e arrondissement de Paris, assujettie aux cris des voisins…
Une telle facilité, à priori, est une vraie prouesse ou l’élaboration d’un disque devenait de plus en plus robotique et mécanique. Encore une fois, une façon novatrice de percevoir la musique dans son ensemble : un petit rien peut faire un grand tout. Et ce, bien avant qu’Arctic Monkeys ou Kate Nash publient leurs premiers albums « homemade » sur MySpace, 9 ans plus tard…
La voie tranquille du cosmos
Pourtant, Moon Safari d’Air n’est pas exempt de tout défaut. La hype, aussi brutale, allait s’avérer très difficile à endurer. Lives, concerts, interviews interminables dans un anglais approximatif, deux avions par jour, les joies de la promo. L’album est très court, à peine 43 minutes. Et malgré l’engouement de la critique et des fans pour ce disque, il faut noter qu’il se vendra très bien… à l’étranger surtout. Preuve que Moon Safari d’Air n’avait pas complètement réussi à devenir sur le moment un classique dans son pays, mais plus tard.
Toutefois, il aura permis d’asseoir complètement son pouvoir créatif made in France vers le monde entier. Et impressionner les Anglo-saxons, n’est pas une mince affaire. Daft Punk avait été le versant techno agressif, Cassius la classe incarnée. Air était le rappel de l’influence noire de la musique électronique. Un magazine anglais, The Quietus, avait même écrit que le groupe « avait fait en sorte que la pop française pouvait être prise au sérieux ». Cette belle prouesse au final, pouvait aisément racheter les doutes que l’on pouvait avoir avec Moon Safari.
Mais le plus glorieux avec Moon Safari d’Air, c’est que c’était la preuve qu’il fallait toujours s’accrocher à ses rêves et à ne jamais lâcher. Qu’il était possible de faire ce qu’on voulait avec du courage et de la volonté. Un tel discours peut paraître naïf mais c’est pourtant le cas pour ce disque. Toute une génération d’artistes a compris qu’elle avait parfaitement le droit de se sentir légitime et créer ce qu’elle avait envie de faire sans trop se soucier du reste.
Prenons Flat Beat de Mr Oizo, rejeté par tous les labels pour sa boucle soi-disante « agressive » et « peu avenante » ou « personne ne chantait en anglais ». Pire même on avait argué que ce n’était pas de la musique. Il a su s’imposer comme un morceau d’avant-garde, adoubé de tous et reconnu pour ses qualités artistiques indéniables. Parce que Mr Oizo a eu la bonne idée de proposer ça à Laurent Garnier, pape de la techno française. Et c’était en 1999. Je rappelle qu’à l’époque, les pistes instrumentales n’existaient pas dans les charts. La nouvelle génération française peut les remercier d’avoir osé s’imposer. Et ce n’est pas rien quand on voit tous les formidables artistes électroniques français qui ont depuis éclos…
Aussi gros qu’un atome, Moon Safari d’Air avait explosé façon supernova. Le duo Air allait s’inscrire durablement dans la durée comme un « groupe qui compte ». Ce qui avait été considéré comme une chimère, avait pris forme et avait réussi. La navette spatiale avait cassé et surpassé les frontières du cosmis pour devenir un classique. Un astéroïde made in France qui avait été jugé insignifiant et s’était dissous dans l’atmosphère dans une symphonie de couleurs pastels et de Moog inspiré. On pouvait rêver, sortir de sa zone de confort et partir très loin aussi loin que notre conscience pouvait le faire.
Bref, comme l’a dit Godin lui-même, « Moon Safari est parfait. »