20 ans de Gorillaz – 1 : « Gorillaz », l’album précurseur des années 2000
20 ans de « Gorillaz », album précurseur des années 2000. Un album inventif, entre excitation, déprime et énergie mal canalisée. Un disque qui allait changer le visage de la musique alternative des années 2000, dans un contexte pré 11-Septembre difficile, marquée par le consumérisme et l’Internet grand public.
Année : 2001 | Label : Parlophone | Genre : Lo-Fi / Electro / Pop Rock / Trip Hop
Nous sommes en mars 2001. Billie Eilish naîtra 10 mois plus tard, une bouillasse sans nom a englué la bonne musique, et les télé-crochets et les divertissements bas de gamme tournent à fond sur toutes les chaînes télé de la planète. Pendant qu’on s’émeuve d’un coït dans un jacuzzi en direct à la télé (du jamais-vu), Wikipédia apparaît dans l’Internet grand public qui progresse dans tous les foyers, la Grèce pas encore endettée embrasse l’euro et nous n’avons pas encore sombré dans la guerre contre le terrorisme. C’est un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. Dans cette douce quiétude bercée par l’hyperconsommation et la mondialisation, deux colocataires forcés de l’être, ne s’appréciant pas des masses, regardant avachis MTV comme des débris cosmiques échoués, allaient alors prendre le taureau-singe par les cornes. Un désir dévorant de mélange des genres, puisant aussi bien dans la musique afro-américaine que le punk, le reggae, la pop de Blur ou encore la techno froide de Détroit, la house de Chicago et la salsa cubaine. On ne s’attendait pas à cette déflagration qui allait tout raser sur son passage. Encore mieux, cet album, sorti de nulle part et que personne n’attendait, commencé comme une simple blague, bouleversera profondément le paysage musical de son temps. Plus que la musique, Gorillaz imposa son univers dans le milieu très straight et froid de la pop : entre John Carpenter et les films de zombie, on trouvait des scènes de kung-fu, des remakes de Day of The Dead, des hommage à Michael Jackson sans virer à la foire d’empoigne. Une incroyable maîtrise dans un n’importe nawak assumé et disons-le, politique. A la sortie de l’album, Pitchfork qui venait tout juste d’être lancé, avait écrit que quelque part, en Angleterre ou en Islande, Graham Coxon, guitariste de Blur, pleurait de désespoir. Prophétique. Alors qu’on se passionnait plus pour les Destiny’s Child et le Discovery de Daft Punk, deux mecs bourrés allaient redistribuer les cartes de la pop. Une cure de rajeunissement spectaculaire à 50 ans de musique britannique. Et pourquoi pas, instaurer un nouveau record du monde : créer le tout premier groupe virtuel à succès sur Terre…
20 de Gorillaz, album majeur
Nous sommes en 1998. Et l’expression « être à la croisée des chemins » devient douloureusement lucide pour deux Anglais devenus indispensables dans la culture pop britannique des années 90. A ma gauche, Damon Albarn, dont la belle gueule a été sacrément amochée par la célébrité vorace, les ventes correctes de son cinquième album Blur la poudre et une rupture longue et douloureuse avec Justine Frischmann, leader du groupe Elastica. A ma droite, Jamie Hewlett, gros fumeur (et pas que de tabac), graphiste surdoué auteur de la bombe punk Tank Girl. Grandement refroidi par l’adaptation nanardesque de sa BD par Hollywood en 1995 (on le comprend, le film est atroce), il n’aime plus dessiner son héroïne, et a rompu avec Jane Oliver, ex-copine de Graham Coxon. L’atmosphère n’est guère joyeuse car les deux hommes ne s’entendent pas, même s’ils se sont croisés plusieurs fois dans le passé à l’occasion de certains strips de Tank Girl. Hewlett décrit même Albarn comme un authentique wanker (« branleur ») mais il accepte la proposition de ce dernier de vivre en colocation avec lui à Westbourne Grove à Londres. C’est le retour à l’adolescence : grosses doses de tabac, alcool à foison et extraordinaires fêtes sans fin où se côtoient des membres de Radiohead, de Pavement, et des Spice Girls (!!!). Après une bonne descente, les deux lascars s’enfouissent dans le canapé pour regarder la télévision non-stop, et particulièrement les chaînes musicales comme MTV ou VH1. Malheureusement pour eux, le spectacle n’est pas reluisant : les boys band disparaissent pour laisser place à des télé-crochets insipides, fabriquant à la chaîne des singles manufacturés, des chanteurs aseptisés. Un bien triste spectacle qui laisse pantois Albarn et Hewlett, qui sentent petit à petit la révolte gronder en eux. Les yeux explosés, ils regardent sans s’arrêter MTV et découvrent un vide intersidéral s’offrir devant eux, une sorte d’expérience du néant. Albarn le précisera avec une lucidité certaine : « Si vous regardez MTV trop longtemps, c’est un peu l’enfer – il n’y a aucune substance là-dedans. Nous avons donc eu l’idée d’un groupe de dessins animés, quelque chose qui serait un commentaire à ce sujet. » Il renchérit en affirmant que Pop Idol était un spectacle de « catch de célébrités » triste à voir, qui ressemblait fortement à un cartoon. Dessin animé, image animée? Il n’en fallait pas plus pour sauter le temps et réaliser une critique métaphorique sur tout ce néant. Débute alors 20 ans de Gorillaz, album, concert, poster, des images animées furieuses et créatives.
On peut à une époque ou la pop star avait atteint un point culminant d’égo démesurée, de mauvaises fringues et d’étalement dans la presse people plus important que sa propre carrière musicale, Gorillaz sonnait comme une provocation. Paris Hilton, Lindsay Lohan et tous les wannabe de l’égo-trip allaient instaurer leur nouveau credo : voir et être vu, quitte à devenir un produit de basse qualité à consommer de suite sous peine de disparaître pour toujours. Aux sombres années 90, le clinquant et le bling-bling allaient tout ravager la décennie suivante. Albarn, cramé par la célébrité et tous les paradis artificiels qui s’y ajoutent, connaissait bien son sujet. Il décide de ne pas se montrer, d’imaginer des avatars virtuels animés style cartoon, le tout dessiné par Jamie Hewlett. Ragaillardis, les deux comparses expérimentent de leur côté : influences américaines, japonaises et hommage au cinéma bis de zombies et de films d’horreur pour Hewlett, dingueries sonores pour Albarn mêlant tout ce qu’il aimait écouter adolescent : reggae, salsa cubaine (sa femme, Suzi Winstanley, est d’origine cubaine), blues, jazz, et pourquoi un peu de pop à la Blur mais avec un twist certain. Quid du titre du groupe et de son identité visuelle ? Au début, le groupe se nommait « Gorilla », en référence à ce primate imposant, à la fois comique avec sa grosseur et effrayant par sa taille. Puis pour la touche inderground certainement, le Z fut ajouté à la fin. Mais pourquoi les primates au juste ? Les sources divergent. Un banal jeu de mot peut-être, venant du très poli Liam Gallagher au sujet de Blur en 1995 : « Nous sommes les Beatles et les Stones, et [Blur sont] les putains de Monkees. » Référence à peine voilée sur le côté « groupe formaté » des Monkees créés uniquement pour contrer les Beatles… Les créateurs sont d’ailleurs nés la même année : 1968, soit l’année du singe. Coïncidence? Qu’importe, la machine s’ébranle. Albarn et Hewlett écrivent avec Phil Oakley leur première chanson : Ghost Train. Une ballade sombre, belle, écorchée où les paroles, éloquentes, parlent déjà de dévoration : « Ici, ils viennent voler mon âme/attendre jusqu’à ce que j’en sache plus/Essayant de ne pas être(…) ». Mais déjà une belle trouvaille. On sentait les prémices du style Gorillaz dans cette chambre, un charme brinquebalant. Même si Albarn lui même affirme que la « vraie » première chanson de Gorillaz était On Your Own de Blur, sorti en 1997. Une pléthore de guests studieux s’ajoute : Tina Weymouth des Talking Heads, Ibrahim Ferrer de Buena Vista Social Club, les rappeurs Sweetie Irie et Del Tha Funky Homosapien de Delton 3030, Miho Hatori de Cibo Matto, et créer entre le studio 13 de Londres et les Geejam Studios à Portland en Jamaïque, un album multi-facettes coup de poing dans la culture du moment. Les choses sérieuses allaient commencer. 20 ans de Gorillaz, album qui pétarade.
20 ans de Gorillaz, album fou à lier
Que l’on soit clair sur ce point, Gorillaz n’a pas inventé l’eau chaude sur la question du mélange des genres. De grands noms de la musique s’y sont essayé avec succès : Kate Bush et ses mélodies sensuelles mêlant mystère, pop et musique traditionnelle celte, hongroise ou asiatique, Foster The People, The Beta Band pour leurs singeries pop, ou encore Massive Attack avec son trip hop classe et ténébreux, lorgnant parfois vers le jazz et le blues. Etabli en Jamaïque, Albarn connaît une effervescence créative. Il avait réussi à Londres à dénicher un Suzuki Omnichord en soldes, clavier ressemblant à un jouet, et triture des notes sombres et distordues jusqu’à arriver à la parfaite boucle hypnotique. Il demande à ses collègues Jason Cox et Tom Girling à Londres au Studio 13 de lui arranger les sons fraîchement assemblés dans le logiciel Logic Audio. On y ajoute un rap express écrit en 30 minutes chrono par Del Tha Funky Homosapien de Delton 3030, validé par son producteur Dan Nakamura alias Dan The Automator et on y incorpore un sample de Il était une fois dans l’Ouest de Sergio Leone. Un single naît : Clint Eastwood.
La référence? L’acteur, pardi, et sa formidable prestation dans Le Bon, la Brute et le Truand. Enfant précoce mais encore sans forme, Clint Eastwood mérite de frapper fort sur le côté visuel. Hewlett s’occupe de l’identité graphique et pour la réalisation du clip, il se tourne vers Pete Candeland, animateur à Passion Pictures. Le premier single sort donc le 5 mars 2001, et le clip connaît une rotation quotidienne sur toutes les chaînes musicales de l’époque. C’est un succès surprise pour les deux comparses. La chanson est largement diffusée à la radio, squatte le haut du classement d’une vingtaine de pays, les critiques sont excellentes et tout le monde s’extasie sur ce projet qui prend tout le monde de court. L’album, sobrement intitulé Gorillaz, sort dans la foulée, le 26 mars. C’est un carton planétaire, qui se vendra à 7 millions d’exemplaires et aura droit à son entrée dans le Guinness Book des Records en tant que plus grosse vente d’albums de musique de groupe virtuel à ce jour (record jamais égalé depuis). Lorsque l’on sait que les premiers groupes virtuels étaient The Archies et leur single un peu bébête Sugar, Sugar dans les années 70, ou encore Alvin et les Chipmunks en 1958 avec leur voix de fond de poubelle, on comprend que le chemin vers la gloire a été bien long pour les groupes virtuels…
Sous la loufoquerie à peine déguisée, se cachent pourtant des sentiments ambivalents. Re-Hash et son refrain entêtant, gracile, avec ses bruits de corde d’une précision sans faille, parle d’un sentiment d’abandon et d’impuissance face à l’argent. C’est l’argent ou on arrête tout (It’s the money or stop) dit la chanson en substance. Le terme rehash est une expression anglaise qu’on pourrait traduire par « ressasser », un peu comme un oncle grincheux qui parle du « bon vieux temps » en arrière-plan. Un sentiment d’être à l’écart qui ne cesse de hanter l’album. L’exemple le plus flagrant est 5/4 – référence aux riffs de guitare de Noodle durant la chanson – qui sous ses airs de pop rock pétaradant, parle d’une « magie » symbolisant la drogue qui vous rend plus fort et plus combattif… avant de connaître un bad trip qui vous transforme en loque. Et que dire de Tomorrow Comes Today, splendide ballade écorchée où 2D chante sur sa condition d’avatar virtuel dans un monde qu’il ne maîtrise plus. Don’t think I’ll be here too long, « ne croyez pas que je vais faire de vieux os ici », est un message on ne peut plus clair. A peine nous sommes-nous relevés de ce quatrième mur qui nous est tombé dessus, New Genious nous met en garde contre les bonimenteurs et les mensonges, le « new genious » pouvant être assimilié au « mauvais génie ». Seul Clint Eastwood se paie d’être un peu plus léger en surface, avec ses références à Le Bon, La Brute et le Truand (le fameux « sunshine in a bag » est une réplique du film), les bruits tordus de l’harmonica sortis d’un western sous acide, et la rythmique si particulière donnée grâce au Suzuki Omnichord… Ce clavier à l’allure de jouet peut être vu comme le symbole du disque : un instrument en forme de cartoon, mais qui se transforme en mallette sans fonds pouvant faire jaillir des sons inconnus, triturés à l’extrême. Ensemble, ils expriment tour à tour la détresse, la joie, la cruauté d’un troisième millénaire frémissant à l’arrivée de l’Internet grand public et des divertissements rapides et oubliables. Doux, Dur et Dingue, comme une référence au film de Clint Eastwood où ce dernier se lie d’amitié avec Clyde, un orang-outang bagarreur. Là encore, la sauvagerie, mais aussi l’allégresse, se tapit toujours là où on ne l’attend pas. 20 ans de Gorillaz, album sauvage et mal famé.
20 ans de Gorillaz, album créatif
Ce qui évite Gorillaz de n’être qu’un bordel sans nom, c’est une grand cohérence mélodique. Sous ses airs délirants, à une époque où les genres ne se mélangeaient pas comme aujourd’hui, Gorillaz étonne par son savant équilibre des forces. Catalogué album pop-rock, voire dance par MTV (???), l’opus est pourtant bien plus riche. On y trouve des références au hip-hop dans Rock The House et Tomorrow Comes Today, électro-house avec Sound Check (Gravity) et New Genious (Brother), voire trip-hop (Double Bass), ou effectivement dance avec le très jovial 19-2000. Si la première écoute en déboussolera plus d’un, il faut savoir qu’un tel mélange était plutôt rare à l’époque, et qu’il constitue ce qu’on pourrait appeler un « tour de force ». Réaliser un tel album aurait pu constituer au suicide artistique, or il n’en est rien. Albarn n’est pas un bleu en matière de musique, ayant prouvé son talent de songwriter et de chanteur dans Blur, doté d’un charisme fou et d’une bonne dose d’impertinence. Pas anodin qu’après une crise existentielle comme celle qu’il eut à la fin des années 90 alors que la britpop se mourait, qu’il ait eu envie de tenter autre chose, musicalement parlant. Blur, leur cinquième album, était un hommage appuyé au rock américain et l’on sentait qu’Albarn étouffait. Les sons africains, asiatiques et indiens lui manquaient. Armés d’une kyrielle de claviers, Albarn laissa court à son imagination débordante. Hors de question de faire encore du Blur, il fallait oser. C’est pour cela que l’on se retrouve avec une centaine de samples dans l’album, allant des films de Clint Eastwood à ceux du Jour des Morts Vivants, en passant par des raretés comme la boucle du générique de Modesty Blaise, une série anglaise, pour Rock The House, Impeach The President par The Honey Drippers pour Tomorrow Comes Today. Pas mal de blues ou de funk oublié des années 70, comme un pied de nez à une industrie qui a un peu trop oublié les racines noires de la musique actuelle. Le R’n’B et le rap ne viennent-il pas du jazz? Le jazz ne découle-t-il pas du blues, voire du bluegrass, chantés par les esclaves dans les champs de coton? La salsa n’a-t-elle pas été inventée par les esclaves importés à Cuba? La techno et la dance ne sont-elles pas originaires de Détroit, ville afro-américaine par excellence, créées par des ouvriers noirs recréant des bruits d’usine? Gorillaz rend enfin hommage à ces oubliés en modernisant le tout sans oublier l’héritage anglais et la réflexion sur la célébrité tournée en dérision jusqu’à ne plus montrer des artistes de chair et d’os…
Si j’ai listé dans cet article un certain nombre de synthétiseurs, c’est qu’Albarn en est un grand collectionneur. Le Studio 13 est une caverne d’Ali Baba en ce sens : le Solina String Ensemble, clavier des années 80 recréant un large orchestre utilisé par Elton John dans Shine On Your Crazy Diamond, le Moog Rogue et le Roland JV pour Clint Eastwood, et le Melodica – synthétiseur avec tuyau relié à la bouche dont l’air est modulé par les touches – par Albarn qui s’est pris de passion pour cet instrument (cela s’entend !). Pour en savoir plus, je vous invite à voir cet extrait de Bananaz, documentaire sur le groupe, où l’on voit Albarn trépigner au milieu de ces beaux claviers. N’oublions pas le foisonnement constant de sons étranges, venus d’on ne sait où, qui ajoutent à l’ensemble une étrangeté hypnotique. On compte près de 460 sons différents pour 19-2000, presque autant pour Clint Eastwood, et de toutes sortes : flûte partant en sucette dans Rock The House, courts-circuits de fils électriques dans Man Research (Clapper), instruments perdus dans le lointain dans Starshine, claps de mains dans Punk, souffles du vent et couinements d’Albarn en boucle pour Slow Country. Des bruits humains se mêlant à ceux, plus obscurs, issus de machines utilisés par de vrais musiciens, mais dissimulés par des entités virtuelles. Un peu de mal au crâne non?
Mais comment ne pas succomber à ces montagnes russes d’émotions confuses? Gorillaz arrive prodigieusement à virer de bord sans approcher de la catastrophe avec une construction solide, des guests engagés et un chef d’orchestre compétente et curieux, Damon Albarn. Tina Weymouth, membre du Tom Tom Club et de Talking Heads, ajoute ses choeurs féminins et son riff de guitare légendaire, Miho Hatori, leader de Cibo Matto, ajoute une touche japonisante avec sa voix de poupée d’anime et son goût pour l’électro bizarroïde (écoutez donc Sugar Water ou Apple pour comprendre), Ibrahim Ferrer, figure légendaire du son cubain, apporte sa voix rugueuse et mélodieuse sur la ballade Latin Simone (Que Pasa Contigo). La pop aux riffs de guitare impeccable de Re-Hash cohabite sans problème avec l’agressivité rock de M1 A1 et 5/4, l’enfantin et jouissif punk de la chanson bien nommée Punk discute avec l’électro froide et sombre de New Genious. L’élégie anglo-cubaine de Latin Simone avec le regretté Ibrahim Ferrer côtoie sans mal le reggae écorché de Starshine. On y trouve même des éléments dance avec 19-2000 voire même dans Clint Eastwood. Le tour dans ce Space Mountain musical est certes éprouvant, mais on se prend à y croire et on finit par apprécier. Et surtout c’est un album qui a été en avance sur son temps, précurseur dans cette mutation des genres musicaux pour en faire des entités à part entière. 20 ans de Gorillaz, album multiculturel.
20 ans de Gorillaz, album précurseur
L’héritage de Gorillaz, sorti au début des années 2000, est immense. Et bien plus étendu que l’on pense. Pour le groupe, ce mélange est plus qu’un simple caprice : c’est une marque de fabrique qui fera leur fortune encore jusqu’à aujourd’hui. Car comme cité plus haut, les années 2000 sont terriblement hermétiques. Les musiciens restent dans leur zone de confort et en sortent rarement. Si aujourd’hui on tolère plus ou moins que Sia chante avec Maître Gims, ou Rihanna s’époumoner avec Chris Martin de Coldplay, il aura fallu attendre pas mal d’années avant d’oser sauter le pas. Gorillaz est une célébration presque anarchiste et revendicatrice d’une musique aux racines noires, un pont immatériel entre le passé et le futur et qui s’affranchit des limites imposées à un genre en particulier. Car qu’est-ce qui pourrait éviter qu’un chanteur pop ose parler de salsa dans son disque ? Combien d’artistes prometteurs ont du essuyer de refus des labels ou producteurs peu scrupuleux de mélanger leur style avec d’autres plus obscurs ? Combien d’occasions ratées en somme ? Gorillaz était la première tentative réussie et pleinement sûre de ces capacités, qui aurait pu être balayée par la terreur du 11 Septembre. Pour l’histoire, Albarn avait décidé que ce groupe ne serait qu’un one-shot et avait prévu de tout arrêter. Mais ces événements tragiques le poussèrent à continuer. Demon Days, sorti en 2005, sera un catalyseur de ces angoisses de terrorisme, de critique acerbe sur le communautarisme, et sur la violence d’une époque. La musique insouciante de Gorillaz avant le drame, aura été le seul one-shot de l’histoire, laissant place à plus d’amertume. « Je me retrouve au milieu du feu et je m’en sors » continue de dire, fataliste, Albarn, sur son besoin de continuer Gorillaz.
20 ans de Gorillaz, album majeur, c’est sûr. La jeune pousse est devenue une plante vivace, aux multiples branches qui a connu des hauts et des bas. En 2002, le groupe disparaît sans laisser de traces, à cause d’un projet de film avec Hollywood finalement avorté pour cause de « scénarios débiles » selon Hewlett. Pour l’anecdote, Harvey Weinstein devait reprendre le projet mais effrayé par l’imagerie sombre et l’absence de pognon en perspective, il préféra partir – l’avenir donne toujours raison à Gorillaz. Albarn et Hewlett frôlèrent la rupture après une grosse dispute en 2010, juste après la sortie de Plastic Beach, mais leurs différends furent réglés. La vie de groupe n’est pas toujours facile. Cependant, à chaque nouvelle difficulté (intégrité artistique, argent – il faut bien vivre -, pression des majors), Gorillaz arrivait miraculeusement à s’en sortir, sautillant de la fange avec une grâce irritante. Encore une preuve que le groupe ne fait rien comme tout le monde, en sachant que le format album va peut-être mourir (95% des albums ne seraient pas rentables selon le magazine YARD), Gorillaz décide de sortir un single par mois depuis 2019 puis avait regroupé le tout en une première « anthologie » plus qu’un album classique en 2020, et qui devrait connaître une suite en 2021 toujours sur ce même système. Histoire d’encore surprendre son auditoire et continuer son mantra : l’expérimentation musicale.
Curieusement, l’imagerie sombre et bizzaroïde de Gorillaz allait s’avérer prémonitoire dans un monde ayant basculé dans le terrorisme, et on retrouvera, bien que timidement, quelques inspirations chez des artistes comme The Streets avec Original Pirate Material, Blowback de Tricky, voire In Search Of de N*E*R*D, le groupe de Pharrell Williams. L’inspiration viendra assez tard, vers la fin des années 2000, avec l’émergence de nouveaux artistes testant l’hybridation des genres, comme Drake, Kanye West. Ironiquement, les années 2010 devinrent ce que Gorillaz avait déjà réalisé en un seul album : la mutation lente des genres musicaux pour en extraire des chansons plus travaillées et moins mécaniques. Toute une ribambelle d’artistes firent alors leur apparition : Frank Ocean et son R’n’B parsemé de touche d’électro, Kaytranada et sa house classieuse teintée de hip-hop, Animal Collective, Django Django, et Tame Impala réinventant la pop à grands coups d’inspiration psychédélique héritées des années 70. Même les starlettes pour ados changèrent de visage pour s’orienter vers des thématiques et des sonorités considéré comme anti-commerciales il y a vingt ans. Le technoïde How I’m Feeling Now de Charli XCX évoque parfois les raves party, le renversant Sweetener d’Ariana Grande a tout du TLC des années 90 aux accents dream pop. La musique avait enfin compris que pour évoluer, il fallait muter, même si elle mit du temps à comprendre ce que Gorillaz tentait vainement de lui expliquer.
Sous ses couches multiples de genre musicaux, l’opus se dévoilait plus roublard et plus profond qu’il ne laissait paraître. Gorillaz portait le même nom que le groupe, comme un fragment faisant partie d’un tout. A chaque écoute, à chaque nouvelle ère, l’on se surprend à comprendre que cet album a triomphé du temps et des tendances pour devenir un pilier sans se prétendre grand dieu. La marque des bons disques finalement. 20 ans de Gorillaz, album magnifique.