Traci Lords – 1000 Fires : techno-transe
Le premier « vrai » album électro compétent et convaincaint venant d’une actrice porno. Méconnu et oublié, il fut pourtant considéré par la critique comme avant-gardiste en pleine vague « rave » américaine.
Année : 1995 | Label : Radioactive | Genre : Techno
Il fallait que je parle de la merveilleuse Traci Lords, un jour ou l’autre (tant pis pour les rageux). Oui, je me fiche du qu’en-dira-t-on. Tant pis pour les mots-clés dégoûtants que vous taperez sûrement en venant ici, mais difficile de faire l’impasse sur cette bella donna, l’actrice porno la plus connue des années 80 qui a alors provoqué un scandale dans l’industrie… car elle était mineure au moment des tournages. Pour elle, une tempête juridique sans précédent et ironiquement, une célébrité encore plus forte qu’auparavant.
Passé la tornade, on aurait pu s’attendre à une carrière de chanteuse fauchée, à une apparition dans des shows télé à la qualité plus que douteuse, ou à avoir succombé à la folie de la chirurgie esthétique, destin commun à bien des actrices porno. Mais Traci Lords est un OVNI. Comme toujours dans sa vie mouvementée, Traci a su opter pour les chemins de traverse sans se souci du qu’en dira-t-on. Tout n’a pas pourtant commencé de belle façon.
Traci Lords, 1000 Fires : Une vie.
Traversant avec bravoure une enfance chaotique marquée par l’abus, le viol et l’inceste, Traci ne s’appelle pas encore Traci mais Nora Louise. Elle patauge dans une eau saumâtre faite de restriction religieuse et de contrôle de soi dont elle ne comprend pas les règles, sans savoir qui elle est. Sa mère divorce et déménage en Californie, état plus accueillant et plus ouvert que le sinistre Ohio où elle a vu le jour. A partir de ce moment, Nora change du tout au tout, assumant une féminité exacerbée, posant dans des magazines de charme, folâtrant le jour, dévorant le mâle la nuit. Mais l’école supporte mal cette liberté et elle est bientôt renvoyée après qu’un garçon ait dévoilé ses activités. Nora enchaîne les aventures sans lendemain à la recherche d’une forme d’amusement poussé à l’extrême.
Le saut dans le porno sera tout naturel et à l’âge de seize ans, elle usurpe l’identité d’une de ses collègues et se renomme Traci Lords, en remerciement à un acteur de télé qui lui aurait donné ses premiers pics de désir. Très vite, elle devient l’égérie du porno américain des années 80, l’actrice la mieux payée du milieu et qui peut se permettre de choisir ses partenaires, ses heures de tournage ainsi que d’exclure certaines pratiques – impensable aujourd’hui, à l’heure de YouPorn. Puis vient le désastre, tout est révélé aux yeux d’une Amérique sidérée. Traci Lords voit toutes ses créations détruites par les autorités et doit faire un mea culpa pour montrer sa bonne volonté. Les yuppies et autres golden boys en sont tout retournés, trop occupés à vider le compte de leur credit card dans ses VHS… On penserait que tout est fini pour elle. C’était mal la connaître.
Il est quasiment impossible de rebondir sur une telle affaire. Surtout dans un détournement de mineur. Surtout quand on est actrice porno, et surtout, quand on est une femme. Et pourtant, Traci Lords, tel le Phénix, va renaître de ses cendres et délivrer une profondeur d’esprit plutôt rare dans le milieu. La blonde explosive va diversifier ses activités dans le cinéma, la danse et pourquoi pas la musique. On pourrait redouter un énorme flop, une déception logique dans le schéma « actrice de charme à la recherche de respectabilité ». Encore une fois, Traci Lords transperce tous nos doutes avec un album sorti des flammes infernales de L.A : le bien nommé 1000 Fires.
Naissance des pieuvres
Cependant, la genèse de 1000 Fires de Traci Lords, ne fut pas de tout repos. Capitol Records est intéressé par ce virage musical, et sentant le bon filon de pièces d’or sonnantes et trébuchantes, décide à son insu de la transformer en Samantha Fox du pauvre… ces attentes vont hérisser Traci Lords, plutôt adepte de Sonic Youth ou encore Portishead que de la pop pour midinette. Divorçant de son compagnon dans la foule, Traci va faire une série de rencontres déterminantes pour son futur album. Elle décide de prendre un coach vocal, rencontre le DJ Rodney Bingenheimer. Une sommité dans le milieu, à l’origine de la promotion aux Etats-Unis de 99 Luftballons de Nena, Blur, Nirvana – qui sert d’entremetteuse avec Jeff Jacklin, le réalisateur de Simetierre II. Il lui fait enregistrer la chanson Love Never Dies qui s’avère être meilleure que le film lui-même ! Gary Kurfist, producteur de la chanson, la signe sur son label Radioactive, de moindre importance, mais avec une plus grande liberté artistique.
Tout s’emballe rapidement. Traci s’envole pour Londres et rencontre Tom Bailey, à l’origine de pas mal de hits 80s en Angleterre, et enregistre avec lui les chansons Fly, I Want You et Just Like Honey. Cette dernière chanson sera retravaillée avec d’autres paroles plus catchy et deviendra Father’s Field, une ballade poignante et terrifiante sur son inceste. Une autre sommité la reçoit, Ben Watkins du groupe Juno Reactor, qui va définitivement injecter le son rave qui manquait à cette ébauche d’album plutôt bonne mais un peu mince selon ses dires. Traci Lords est ravie, cela lui rappelle ses premiers souvenirs de mannequin en Angleterre, où, complètement fauchée, elle parcourait les boîtes acid house ivre de cette musique techno et de bières bon marché… C’est là que naît les paroles de la chanson qui sera le méga-hit de l’album, Control. La collaboration avec Watkins continue, et trois autres chansons apparaissent : Good-N-Evil, Outlaw Lover et Fallen Angel, hymne trance sur le suicide et la perte. Enfin, l’album se termine réellement avec Mike Edwards, membre du groupe Jesus Jones – produit par (tiens donc!) Food Records à l’origine de Blur entre autres… Ensemble, ils enregistrent Distand Land, Say Something et Okey Dokey. L’album est terminé. Il ne manque plus que la promotion et une fois de plus, Traci va user de ses habituels chemins de traverse.
Le contrôle des flammes de l’Enfer
1000 Fires… un titre évocateur pour un album qui n’arrête jamais d’alterner tour à tour le chaud et le froid, la douceur et la cruauté, l’angélique et le démoniaque, la pureté et la fange.
Je pense que le feu est l'élément représentatif de l'album. Il peut être vraiment, vraiment paisible et on est volontairement attiré par cela. Mais si on s'en approche de trop près, il peut vous flamber comme une torche vivante et vous tuer. Si vous vous en approchez juste ce qu'il faut, c'est réconfortant et apaisant, hypnotisant et paisible. Le feu peut tout vous donner comme il peut tout vous reprendre, cela dépend de votre degré d'intelligence.
La pochette de l’album véhicule aussi cette dualité : Traci Lords, sublimement photographiée par Joshua Jordan, apparaît comme une créature bicéphale, cheveux blonds ébouriffés. Lunettes, rouge à lèvres et vernis rouge sang, vêtue de sous-vêtements blancs et d’un tissu léger, transparent. Son regard est en biais, et semble ne pas se soucier de celui qui la regarde, comme si son ancien statut d’actrice de charme était révolu. On est plutôt loin de l’imagerie de tueuse SM de son clip Control, où vêtue de cuir noir, elle susurre des paroles douces sur une musique agressive.
Control est la première chanson et le single de 1000 Fires. Très influencé par le techno et la trance, Control tient surtout sa force et son succès à son riff de guitare heavy metal hypnotisant. Traci désirait ardument mélanger les univers rock et techno et parler d’une histoire retorse d’une femelle dominante consolant un coeur brisé : Let me kiss it and make it better/After tonight you will forget her (Laisse moi t’embrasser pour te consoler/après ce soir tu l’oublieras). Le clip, signé Graeme Joyce, est marqué par l’imagerie James Bond – on peut voir le corps de Traci peint en doré, le fameux coup de pistolet – et la femme sous toutes ses coutures : Traci devient tour à tour amante toxique, tueuse professionnelle, déesse dénudée, jeune fille ordinaire.
Après un début en fanfare, 1000 Fires de Traci Lords traverse les neuf cercles de l’Enfer en évoquant des thèmes difficiles tels que l’abandon, l’addiction, le suicide, le viol et l’inceste. Sexualité trouble, femmes dévoratrices, ambiance western ou cyberpunk, l’album dévoile toute une palettes de nuances d’une rare qualité. On trouvera pêle-mêle des éléments ambient, trip hop, trance, des chœurs d’homme sortis d’opéras, et même des guitares espagnoles et des castagnettes dans Fallen Angel. L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais Control connaîtra une excellente réception de la part des critiques et des fans. L’album sera même considérée pour beaucoup comme l’hymne de la scène rave de Los Angeles, ce que comblera Lords au delà de ses espérances. Il sera jugé par les spécialistes comme l’un des albums techno les plus aboutis de son époque.
Trancendance
Traci Lords, ragaillardie par ce succès impensable, s’octroie une petite tournée de promotion dans la scène clubbing de Miami. L’édition 1995 du festival Lollapalooza lui donne le feu vert pour l’ouverture de l’after-party, en compagnie de noms illustres comme Moby, Sven Väth, DJ Keoki ou encore Single Cell Orchestra. Control atteint la seconde place du Billboard Hot Dance Club Songs, sa version instrumentale servira même à la BO de Mortal Kombat, sorti la même année. Fallen Angel occupera, lui, la onzième place des charts dance.
Les critiques sont pour la plupart positives et encourageantes. Entertainment Weekly affirme que Traci Lords est une sorte « de Moby sous œstrogènes » (un compliment!), The Guardian affirme « qu’il n’y a pas d’exemple d’album décent réalisé par une ancienne actrice porno, et quel choc! c’est exactement ce qu’est le premier album de Lords! ». Le sérieux All Music lui, parle d' »exercice décent d’album techno », juge la voix de Traci Lords sur 1000 Fires un peu légère, mais qu' »elle a une forte personnalité distinctive, ce qui permet de donner à l’album un ensemble cohérent. »
Malgré tous ces efforts et toute cette bonne volonté, 1000 Fires de Traci Lords n’aura qu’un succès d’estime, et n’arrivera pas vraiment à s’imposer dans un environnement plus mainstream. Une conclusion quelque peu rageante, en prenant en compte tous les efforts que Lords a du déployer pour produire l’album. Lords aura une réflexion très lucide et malheureusement logique en cette année 1995, affirmant que l’électro n’était pas encore à la mode comme aujourd’hui :