RuPaul’s Drag Race, autant en emporte le drag
Ou comment une bande de joyeuses nanas à poutre habillées comme des voitures volées et maquillées comme les plus beaux lampadaires me réconcilièrent avec le drama classe et la real TV.
Je vais être claire,, je déteste la téléréalité. De toutes les forces de mon être. Voir des gens plus jeunes que moi à la télévision se comporter comme des enfants de 5 ans pour des coucheries sans intérêt ou des conflits qui sont aussi profonds que la moisissure du frigo ou les culottes, je dis non. Et c’est une fin de non-recevoir. M’être faite entourlouper par des émissions bas de gamme dans l’adolescence parce que je n’avais pas le recul nécessaire ce n’était pas une expérience agréable j’avoue. Mais après tout, n’avons-nous pas le pouvoir de prendre la télécommande, appuyer sur le bouton « éteindre » et oublier tout ce bordel ? Je vous le demande. A présent, c’était fini, pensais-je naïvement. Je me contentais de ne plus acheter de télévision (non merci la redevance) pour voir hurler en permanence des pâles copies de Nulle Part Ailleurs sur des chaînes de la TNT occupées à rediffuser des téléfilms profonds comme Le Templier ou Battlefield Earth (c’était ironique). Enfin bon, inutile de préciser que la télévision n’était pas la bienvenue, le replay suffisait amplement pour regarder des trucs de vieux comme Secrets d’histoire ou encore du téléachat (soyons fous). Et puis Netflix est arrivé. Sans vraiment de conviction, je regarde des palettes de maquillage Alyssa Edwards d’Anastasia Beverly Hills (promis, la suite est logique) et je m’interroge, mais qui diable est Alyssa Edwards ? Puis je retombe sur une ancienne chanson de ma playlist Spotify : Supermodel, de RuPaul un vieux hit 90s comme on n’en fait plus avec name-dropping à gogo et clips hommage aux Supermodels de cette époque (Linda, Naomi, Claudia, Christy entre autres). Je remarque alors que ces deux personnalités sont connectées. Alyssa Edwards, que j’avais confondu avec une femme, était une drag queen, tout comme RuPaul. L’une était une participante de l’émission RuPaul’s Drag Race et le second, logiquement, l’investigateur.
Drag queen, bon. Je ne connaissais que RuPaul, et Divine bien sûr, pour ses films d’auteur à haute teneur en caca (vous êtes assez grands pour chercher par vous même sur Google je crois), et dans un autre registre plus…adulte dirons-nous, ChiChi LaRue, une drag queen réalisatrice de films…d’adulte quoi (me demandez pas comment je suis tombée sur ces films s’il vous plaît, ce blog est tout public merci). Intriguée par ces infos, je clique sur le macaron « nouveauté » de Netflix avec écrit « téléréalité » en tout petit. Eurk. Bon. Je lance le premier épisode de la première saison de RuPaul’s Drag Race sobrement intitulé « Drag Discount ». Pour une raison que j’ignore encore aujourd’hui, j’étais persuadée d’avoir affaire à quelque chose de gros dès les premières minutes. Etait-ce à cause des couleurs criardes parfois de mauvais goût ? Les tenues discutables de certaines candidates et leur maquillage outrancier ? Les chansons catchy et le générique en mode 24h du Mans ? Les nombreuses références au sexe à un, deux ou trois en riant comme des baleines ? Les challenges improbables qui pouvaient être des occasions pour une hétéro comme moi de se rincer l’oeil sur de beaux Portoricains ? Peut-être tout ça à la fois.
Mais une chose était sûre. RuPaul’s Drag Race allait changer ma vie à tout jamais. Tout comme durant un froid matin de mars 2001 sur MTV Clint Eastwood de Gorillaz avait cassé le quatrième mur et m’avait emmené dans un monde lointain ; 19 ans plus tard, par une chaude soirée d’été, RuPaul’s Drag Race m’ouvrit les portes d’un univers cosmique dont j’ignorais tout. Une fan était née.
Un peu d’histoire avec des paillettes
Sachez-le, j’ai beau être quelqu’un de très intelligent (ça va les chevilles qui enflent au fait?), je n’étais pas au fait du monde caché des drag queens. Leur univers, leur façon de parler, leurs règles me semblaient presque aussi hermétiques que le régime Dukan. Un peu d’histoire pour commencer déjà. Une légende tenace voudrait que « drag » soit l’acronyme de dressed as a girl, parole inventée par Shakespeare himself (on n’est pas sûr) pour désigner ses acteurs hommes qui se grimaient en femme sur les planches du Théâtre du Globe. Ou bien c’était l’expression to drag qui désignait les travestis laissant tomber leurs jupes derrière eux. Quant à « queen », il désigne depuis longtemps en argot britannique les homosexuels ou les femmes légères – le mot ayant été déformé en « queer » selon certains. Vous saurez pourquoi Freddy Mercury a baptisé son groupe ainsi, porteur d’un double-sens qui pourrait presque passer pour une revendication LGBT. Mais je m’égare. L’interdiction de représentation des femmes sur scène avait poussé les hommes à s’habiller en femme. Toute une faune rejetée de la société – les acteurs et actrices étaient considérés comme des outsiders par leurs moeurs et leur travail – allait s’épanouir et donner naissance aux drag queens d’aujourd’hui. Elles furent nombreuses à se remarquer dans des cabarets et des boîtes de nuit, à une époque où l’homosexualité était taboue et très réprimée par la police (interdiction de boire ou de danser avec un homme !!). Attention cependant à ne pas confondre avec trans, travestis ou transformiste. Une personne trans c’est une personne qui a changé de sexe, et qui en bave déjà suffisamment dans sa vie pour s’assumer telle qu’elle est, alors laissez-la tranquille. Un travesti est un homme qui se déguise en femme parce qu’il aime ça, point. Quant aux transformistes, ce sont des hommes qui s’habillent exclusivement comme leurs stars préférées (femmes dans la majorité des cas), chantent leurs chansons tout en changeant très rapidement de costumes durant leur show. On oublie tout de suite les adjectifs peu glorieux comme travelo, péjoratif, qui désigne les travestis mais aussi les personnes se prostituant dans des endroits glauques pour se payer leur changement de sexe. Laissez-les tranquilles je vous ai dit !
La drag queen est une artiste, ne n’oublions pas. Elle chante, danse, amuse le public, et surtout porte des costumes extravagants et du maquillage outrancier, et très coloré. Son but est de divertir le public avec son propre style, ses propres chansons parfois. Elle peut aider à pimenter une soirée, elle se balade dans une boîte de nuit, un cabaret pour ajouter un peu de fun, ou même, suprême honneur de l’hipster parisien ou new-yorkais, dans des restaurants servant le brunch le week-end. On la voit aussi dans certains endroits à la mode avec des tenues que l’on remarque tout de suite. Plusieurs drag queens se sont démarquées dans l’histoire. Parlons en détail de la première de toutes, William Dorsey Swann. Né esclave, gay et pauvre, il entreprit d’être un activiste LGBT à une époque où l’on vous jetait en prison pour cela, et organisa des bals drags où des hommes habillés en femmes dansaient entre eux. Il fut souvent inquiété par la police, menacé de bannissement, et vu par le Président des Etats-Unis comme une « problématique », le faisaint passer même pour un proxénète en qualifiant ses soirées de divertissement de « maison désordonnée » (bordel). Ambiance. Il s’autoproclama « queen of drag » et vécut sa vie aussi librement qu’il l’avait voulu. Ses bals drags lui survécurent et vous pouvez y aller encore de nos jours à New-York, Londres, Paris ou Berlin. Jusqu’à aujourd’hui son nom a une résonnance toute particulière. Il ouvrit la voie à d’autres pionnières : l’Anglais Douglas Byng, la Française Coccinelle (première trans de l’histoire française), l’Irlandaise Pandora Panti Bliss, l’Allemande Conchita Wurst (qui gagna l’Eurovision en 2011), l’Australienne Edna Everage, l’Américaine Marsha P. Johnson (sa vie fut retranscrite dans un documentaire Netflix poignant), l’Américaine Lady Bunny au brushing impeccable et sa copine de beuverie qui nous intéresse aujourd’hui : RuPaul.
Le duo à l’époque, n’était pas encore flamboyant. Dunckel jouait du piano dans des bars misérables avec un enfant et une épouse à nourrir. Godin était dans des études d’architecture. Il continue de jouer sur ses instruments, au risque d’embêter les voisins avec son piano Fender Rhodes. Le duo sort en 1997 « Premiers Symptômes » sur le jeune label Source, un recueil de chansons de leur cru, avec Alex Gopher en prime. Si l’album ne provoque ni l’hystérie des fans ni de grosses ventes (70 000 exemplaires vendus), il a le mérite de se faire remarquer. Plus qu’un « vrai » disque, on assiste à un brouillon court, imparfait d’un Moon Safari préparant son chemin vers les étoiles. Doux, planant, mélancolique, d’une rare élégance, Premiers Symptômes est un disque qui résume déjà un talent fou de la part du duo versaillais.
La suite ne se fera pas attendre. Un beau soir de 1998, on laisse à Godin une basse Höfner des années 60, la même basse ayant servi à Paul McCartney pour les Beatles. Branchée à un ampli, elle délivre un son exquis, sec et cool selon les dires de Godin. Après avoir joué un riff à Dunckel, celui-ci lâche un « sexy boy » de nulle part. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le single « Sexy Boy » était né. La préparation d’une navette spatiale demande du temps, de la patience et des efforts, exactement l’état d’esprit du duo à l’époque. Dans une époque prompte aux disques jetables, Air préférait faire les choses en temps et en heure. Alors qu’ils enregistrent les nouveaux morceaux dans l’appartement de Godin à Montmartre, la pression monte.
Pour respirer, le duo part enregistrer dans un ancien studio situé au milieu de la forêt de Saint-Nom-la-Bretèche dans les Yvelines. Puis, il continue l’enregistrement à Paris, mixer l’ensemble par leur ingénieur son Stéphane « Alf » Briat au studio Plus XXX. On doit à ce grand homme le mixage de la musique d’Axelle Red, Depeche Mode, ou encore Phoenix. Puis, l’album se termine dans les deux dernières semaines au studio Gang. L’album est prêt à s’envoler vers de nouveaux cieux.
It’s a Drag’s World
Ah RuPaul. Une destinée à lui tout seul. Si son nom ne vous dit rien, il mériterait d’être plus connu. Né RuPaul Andre Charles le 17 novembre 1960 à San Diego dans une famille pauvre dysfonctionnelle, son début d’existence ne fut pas rose. Ses parents se séparent laissant sa mère et ses trois soeurs dans une grande précarité. Il entreprit à sa majorité d’être musicien à Atlanta (passion qui ne l’a plus quitté) puis joue quelques rôles dans des films indépendants. Il réussit à faire un caméo en danseuse groovy dans le clip Love Shack, de The B-52’s. Il débarque à New York, devient ami avec Lady Bunny, va dans les bars branchés danser et chanter, et sa carrière explose. Son physique avenant, sa grande taille – 1m92 – sa façon de danser, ses dents parfaitement blanches et son flow attirent vite tous les regards. RuPaul a réussi non pas à devenir célèbre, mais à casser l’image autrefois très négative des drag queens, souvent assimilées à la drogue et à la prostitution, considérées comme laides et agressives. Car RuPaul est amicale, grande gueule, très sexy et bon chic bon genre. Il préfère s’inspirer des mannequins comme Cindy Crawford ou Christy Turlington, arbore un maquillage impeccable de femme fatale, est toujours superbement coiffée et parée, porte des robes de haute couture Yves Saint Laurent ou Azzedine Alaïa. RuPaul devient alors une véritable icône de la mode et tout le monde se l’arrache : radio, télévision, soirées privés, événements VIP. Mieux encore, il parvient même à se faire pote avec les plus grandes stars du rap de l’époque, lui qui fut toute sa vie rejeté pour ses origines noire et son homosexualité. Il fut également la marraine de Frances Bean Cobain, fille de Kurt Cobain, qui avait une grande admiration pour RuPaul, faisant fi du milieu musical largement homophobe. Il devient la drag queen la plus populaire de son temps et certainement la seule de son époque à collecter contrats publicitaires – Covergirl, Mac, L.A Eyeworks -, mannequinat, succès musical – Supermodel Of The World, cartonne en plein vague grunge – et télévisuel : le RuPaul Show sur VH1 est un monument de modernité où tout le gratin de l’époque s’y presse.
Mais RuPaul sent que le vent tourne. Les années 2000 sont moins flamboyantes, les clubs à la mode ferment en raison du tapage nocturne, la gentrification fait flamber les loyers, et le 11 septembre a mis un sacré coup au moral des Américains. 2009 sera l’année de tous les dangers. Il réfléchit à une idée un projet de téléréalité où des drag queens s’affronteraient jusqu’à devenir la plus grande drag queen d’Amérique. RuPaul pense pour le titre à un jeu de mots équivoque : RuPaul’s Drag Race : « drag queen » et « drag racing » (course de dragster) (le générique fait référence à cela). Logo, chaîne TV LGBT du groupe Viacom (MTV, VH1, Showtime) accepte de faire une saison test de 10 épisodes. Le principe est simple : durant des challenges de chant, de danse, de comédie et de mode, les drag queens s’affrontent selon des thèmes abordés (science-fiction, vintage, western), jusqu’à ce qu’il n’y en ai plus qu’une, face à un jury de stylistes, écrivains, socialites. La gagnante devient le titre, gagne 20 000 $, des partenariats avec des marques et un an de maquillage offert. Une sorte de Nouvelle Star en stiletto 12 cm en somme. Sauf que… ce n’est pas tout à fait ça. C’est même mieux que ça. Chez RuPaul’s Drag Race, la drag queen est toute puissante. Ce métier méprisé, victime des préjugés et d’une certaine méconnaissance, trouve ici sa raison d’être sous la lumière des spotlights. On y découvre les pros et cons, le vocabulaire tout particulier. Pour commencer, on s’exprime au féminin quand on parle d’une drag queen « elle s’appelle, etc ». Fish désigne la femme, voire le vagin (l’odeur) – on dira d’une drag queen féminine qu’elle est fishy pour la complimenter, kai kai signifie deux drag queens ensemble, to gag est « s’étouffer » et utilisé pour dire que l’on « s’étouffe par tant de beauté ». Une drag mother est une « maman drag », ce qui signifie qu’elle apprend à sa « progéniture » les rudiments du métier. Par exemple, pour la remercier, « l’enfant » prendra le nom de sa mère comme hommage. Alexis Mateo a une « fille » du nom de Vanessa Vanjie Mateo, un véritable vivier à mèmes dont je parlerai en détail plus tard. On apprend les pratiques du métier : le tucking, opération délicate qui consiste à cacher les organes génitaux masculins dans le but de recréer un vagin à l’aide de trucs collants, le padding, le rembourrage pour recréer une silhouette féminine, le death drop, figure complexe du voguing (danse 70s de Harlem), où l’on évoque une chute mortelle de façon gracieuse… Je vous laisse la vidéo pour apprécier.
Sous la Drag, la Queen
Mais résumer l’émission à sa découverte d’un monde aux antipodes du nôtre, serait réducteur. Ce qui fait le sel de toute bonne émission de téléréalité digne de ce nom (hélas), c’est bien entendu les fortes personnalités, les rebondissement et surtout : le dieu Drama. Vous savez, ce truc chiant qu’on faisait quand on était gamins quand notre tartine de beurre était trop brûlée. Et accessoirement, la raison de vivre de pas mal de gens entre nous… Si si si ! Vous les croisez en magasin, ou bien sur les réseaux sociaux où ils sont particulièrement virulents, pleurer sur tout et n’importe quoi, distillant le venin de la discorde avec une mauvaise foi assumée. En bien, ce Drama chez RuPaul’s Drag Race, prend une tout autre saveur. Plus pailletée, plus épicée dirons-nous. Et carrément, le gros plus de l’émission. On se tire dans les pattes, on pleure beaucoup, on s’insulte. Les noms d’oiseau rivalisent de poésie, les coups bas ne sont pas loin. Le tout servi à la sauce hollywoodienne, avec force cadrage émouvant et lumière saturée. Les moqueries sont quotidiennes, la pression énorme. C’est également un régal pour les yeux avec des costumes bigarrés qui parfois défient la gravité, des jeux d’acteur à faire pâlir Brad Pitt, des concours de chant qui mettraient sous terre tout télé-crochet de base. Et des fous-rires en cascade, à cause de mimiques inimitables et de déhanchements improbables. Et que dire du Snatch Game. Mon dieu. Pour les néophytes, le Snatch Game est une épreuve culte dans l’émission qui advient toujours à l’épisode 5, où chaque drag queen imite la célébrité de son choix (femme généralement). Parfois c’est très bien exécuté et c’est à se plier de rire, parfois c’est nul et c’est très malaisant (mais toujours drôle). Il faut voir certains cas comme Ben DelaCreme grimée en Maggie Smith pincer ses lèvres en imitant un accent british de toute beauté. Ou au contraire, voir cette pauvre Kenya Michaels en Beyoncé de pacotille gesticuler sans grâce, au risque de nous tuer de rire. Voici la compilation des meilleurs moments du challenge.
Ce qui fait le seul de cette émission, c’est bien entendu l’univers des Queens et les Queens elles-mêmes. De tout âge et de toute religion, qu’elle soit pauvre ou riche, bien portante ou malade, orpheline ou rejetée, elles ont toutes en commun la beauté de leur art et son héritage. Dans cette faune à chignons, on croise les « pageant queens » – drag queens plus intéressées par la mode et le physique, les « comedy queens » – douées en comédie, les plus âgées qui rouspètent contre les plus jeunes et leur dictature d’Instagram et ses followers, les plus jeunes un peu creuses (parfois), les drama queens (impossible à oublier) et les « weirdos », celles qui sont inclassables. Il y a les obsédées de la modernité, les fidèles aux traditions, les sexuelles, les tolérables, les timides, les splendeurs, les fortes en courbes, les danseuses, les fortiches du lip sync, une haute pratique qui consiste à chanter et danser en playback sur n’importe quelle chanson. Autrement dit une institution de l’émission, où l’on se jette à terre, on crie et pleure, voire même on prend l’adversaire et on se la met sur l’épaule (moment WTF d’or toutes catégories confondues), le tout sur fond de Jennifer Lopez. Bref, un moment fort en émotions déjà compilé sur YouTube par des centaines de fans. Attention, moment incroyable en vue. Comme je vous aime beaucoup, j’en ai profité pour vous montrer les moments fort amusants de l’émission avec des cris, des pleurs, des insultes, bref tout ce qu’on aime et bien entendu des paroles de fort bon goût qui ferait pâlir Bernard Pivot lui-même.
Toutefois, résumer l’émission comme un bête divertissement est totalement faux. Le côté informatif, montré en direct entre les préparatifs, l’entraînement et enfin le résultat, parvient à convertir tout le monde, sauf si vous avez un coeur de pierre. Il est plutôt difficile de ne pas rester insensible à la bienveillance sincère (ou préenregistrée cela va de soi) qui se dégage des participantes. Certaines ont eu des vies que l’on pourrait qualifier de problématiques : quand les unes n’ont pas été tout simplement rejetées par leur famille en raison de leur travail et de leur homosexualité, là ou les autres ont été victimes d’abus sexuels, de violences et d’insultes, ou bien orientés dans des « camps hétéros » pour les remettre dans le droit chemin – pour celles qui ont coché la case « religion hardcore ». Les discussions entre elles (le fameux « ki ki » qui signifie « engager la conversation », argot afro-américain) prennent des airs de revendication politique et sociale, entre deux conseils de tucking et de contouring. Et que dire du brassage culturel ? Une véritable planète. Afro-américains, Asiatiques, Latinos (ou hispaniques pour les puristes), Nordiques, Juifs, Protestants, Musulmans même, sont tous ensemble pour parler de la beauté de leur métier et aussi du revers de la médaille : la pression constante, le rejet, les relations amoureuses, la famille. Dans une Amérique dominé par un magnat de l’immobilier raciste proche de la caricature WASP, cette émission sonne comme une véritable provocation. Les laissés pour compte de l’Oncle Sam, les noirs, les gays, les pauvres, les métissés, les « trop bizarres », trouvent ici une soupape de sécurité. RuPaul l’a bien compris. Et n’hésite pas à critique ouvertement dans son show les dérives de Trump avec force blagues et confettis. Car avec l’humour, le message passe mieux, et il peut compter sur ses petites soldates en talons-aiguilles pour colporter la bonne parole. Les adeptes ont trouvé leurs nouvelles Madonna, quand les rageux et autres haters se plaignent de la décadence sexuelle, en parlant de « Nouvelle Babylone ». Mais dans les deux cas, on peut dire que RuPaul’s Drag Race a réussi son pari : ne pas passer inaperçu.
Mèmes en fusion, stars à profusion
Comme toute émission de ce genre qui se respecte, RPDR a créé sa propre image. Le côté exubérant des drag queens, et un certain souci de syntaxe, ainsi qu’un certain talent de mimiques à crever de rire, a provoqué une véritable usine à mèmes. Difficile dans une discussion Messenger, Snapchat ou autre réseau social de votre choix, à échapper au GIFs plein d’entrain proposés à ceux qui le veulent. RPDR a compris que le Social Media était une puissance indispensable à son prestige, et a décidé de multiplier les partenariats avec Giphy, la Mecque du GIF, ou des applications comme Skillshare ou Klarna, voire des marques connues comme MAC Cosmetics, Absolut Vodka, JetBlue ou Orbitz. Les publicités sont drôles, fraîches et inspirantes, les drag queens font preuve de beaucoup de bonne foi et cela se sent. Elle se permettent même de faire de la prévention dans les écoles, parlent aux ados de sexualité et dénoncent même des méfaits du tabagisme pour This Free Life Campaign dans un sport fort amusant appelé « Be Known For Your Flawless » (« soyez plus connus pour votre perfection »). Les phrases cultes explosent et ornent mugs, tee-shirts, vestons voire capotes reprises de l’émission : shantay you stay, mot de RuPaul signifiant que la drag queen peut rester, à l’inverse sashay away est la sortie de route, le sashay évoque un pas chassé que font les danseurs de voguing, it’s time to the lipsync for your life est le moment redouté des deux perdantes dansant jusqu’à plus soif pour sauver leur peau, don’t fuck it up, « ne merdez pas », conseil de RuPaul avant le lipsync. Une jolie phrase pour conclure l’épisode de RuPaul : If you can’t love yourself, how in the hell you gonna love somebody else ? (si vous ne vous aimez pas vous même, comment pouvez-vous aimer les autres?), et il demande un Amen, et tout le monde répond en coeur. Ses squirrell friends sont les fans de l’émission). J’oubliais les qualités d’une vraie drag queen par RuPaul : « charisma, uniqueness, nerve and talent » (C.U.N.T, qui signifie « vagin » en argot américain). Le charisme, l’originalité, l’audace, et le talent.
Le dernier mème en date qui a tout explosé online, l’intrépide Vanessa Vanjie Mateo qui se fend d’un véritable moment de télévision après avoir été éliminée. Sans heurts, elle quitte le plateau très lentement en froufrous tout en susurrant : « Miss Vanjie… Miss Vanjie… Miss… Vaaanjie ». Il n’en fallait pas plus pour casser Internet. Après la grosse lune de Kim Kardashian, survient les propos laconiques d’une drag queen en autodérision totale. Le mème est si fracassant qu’on le voit dans des films, des séries animées, voire même dans des applis comme Shining ou Grindr ! Chaque épreuve de comédie dans des challenges concoctés par la déesse RuPaul est un sommet de crise de larmes et de rires. Parmi mes préférés, je vous cite les fausses pubs pour parfums, la version drag de We Are The World, l’hommage à John Waters et Divine, Beverly Hills 9012 le remake drag, les Inconnus ou les Nuls ont de la concurrence, c’est certain. Et comme je suis sympa, je vous balance le lien d’une compilation des maxi-challenges pour vous marrer, tiens.
… and may the best woman win !
Il m’arrive de tant à autre de regarder, éberluée, le succès de l’émission se répandre toujours plus au fur et à mesure que les années passent. La diffusion sur Netflix a carrément fait exploser le compteur de fans dans le monde entier, en diffusant pratiquement en simultané les nouveaux épisodes. Pour ma gouverne et sans honte, j’ai regardé bien au chaud les derniers épisodes de la saison 12 et de All Stars 5 en m’amusant beaucoup, en faisant des stories de merde sur Facebook avec mon rire de girafe en fond sonore, et à voir les réactions sur Twitter en essayant de ne pas exploser de rire. Non content d’avoir créé un véritable monument de pop-culture, RuPaul s’est employé à faire fructifier cet univers haut en couleurs: RuPaul’s Drag U, une émission – annulée depuis – qui consistait à relooker des femmes dont la vie n’avait pas fait de cadeau, RuPaul’s Celebrity Race ou une célébrité devient drag queen pour récolter des fonds pour une association, ou le Holiday Special pour les fêtes de Noël !! Vous aimez le drama ? Untucked et les coulisses de l’émission vous tendent les bras ! Vous aimez l’Angleterre ? Voici RuPaul’s Drag Race UK ! Vous aimez voyager ? N’oubliez pas les nombreuses déclinaisons géographiques comme Drag Race Holland, Drag Race Thailand, Queens of Drags en Allemagne et bientôt Brazilian Drag Race et Chilian Drag Race à venir ! Vous aimez vos drag queens préférées ? Et bien retrouvez les dans Drag Race All Stars !! Sans compter les émissions « satellite », présente sur la chaîne YouTube de Logo comme la célébrissime UNHhhh avec Trixie Mattel et Katya, Tea With Tati avec Tatianna, ou même ASMR Queens avec Derrick Barry et Nebraska Thunderfuck. C’est sans fin je vous dis. Et si vous êtes encore un peu triste et avec un compte en banque bien garni, n’hésitez pas à dépenser vos derniers sous dans les marques Trixie Cosmetics ou Kim Chi Chic Beauty, marques de maquillage créées par Trixie Mattel et Kim Chi.
Face à l’élégance arty d’une Sasha Velour, les délires macabres d’une Sharon Needles ou bien le charme du ghetto avec Latrice Royale, vous ne vous sentirez plus seul(e). On n’osera plus crier blasphème en voyant des hommes de toute origine se grimer en femme. On pleurera beaucoup devant Ongina qui révèle sa séropositivité face caméra, ou Monica Beverly Hillz son coming-out trans, quand Blair St Clair déclarera avoir été violée. On aura une tendresse infinie pour ces personnes qui ne demandent qu’une chose : être aimées pour ce qu’elles sont, et vivre de leur art. On ne pourra plus définir un « type de gay » en voyant la multitude de physiques et de visages que l’on ne verrait pas dans une fiction classique, composer le large spectre LGBTQI+. On pensera à ceux qui sont morts pour que cette nouvelle génération puisse profiter de l’existence et des possibilités infinies offertes à elle. On voit même des jeunes gens reprendre le flambeau et faire renaître la scène drag dans des villes comme Berlin, Lille, Lyon ou Paris, moribonde il y a une décennie. « Aujourd’hui, le drag, c’est tellement plus que juste les queens ! » disait Trinity The Tuck dans une interview dans Têtu Magazine. Le cadre formel autour de cette discipline a largement débordé et est en passe de devenir un véritable monde ouvert, où les erreurs du passé, la méconnaissance et les oublis pourront peut-être un jour s’estomper.
Bref. La drag queen a enfin pu s’épanouir, hurler à la face du monde qu’elle existe juchée sur de grands talons. Le chemin à parcourir reste encore long, mais elle finira par y arriver. Bonne chance à vous toutes, et surtout, ne merdez pas.